Citations sur Enfance d'un magicien (65)
Il règne actuellement par le monde un esprit bien différent et je crois qu’autrefois, il y a soixante ans ou davantage, la musique était mieux et plus scrupuleusement cultivée qu’elle ne l’est à présent, car il est devenu rare d’entendre dans la rue ou à la campagne des chansons à plusieurs voix, et dans bien des contrées, les mélodies à deux voix sont déjà l’exception.
La foi ne passe pas par l’intellect, pas plus que l’amour. Mais un jour, tu apprendras que l’intellect ne peut pas tout saisir, et lorsque ta pensée t’aura conduit jusque-là, la nécessité te fera saisir au vol tout ce qui pourra ressembler à une consolation.
Être en liberté, la nuit, au bord de calmes eaux courantes, voilà qui m’a toujours semblé plein de mystère et propre à émouvoir l’âme en profondeur. Nous sommes alors plus proches de nos origines, nous ressentons notre parenté avec les animaux et avec les plantes ; nous éprouvons de vagues réminiscences de la vie primitive, du temps où n’existaient ni villes ni maisons et où les hommes errants, sans patrie, considéraient la forêt, les fleuves et les montagnes, le loup et l’autour comme leurs semblables, pouvaient les aimer comme des amis ou les haïr comme des ennemis mortels.
J’étais entré dans cette phase de l’existence où il n’y a plus lieu de poursuivre l’achèvement d’une personnalité déjà différenciée à l’extrême, alors qu’une autre tâche s’imposait désormais : celle qui consiste à faire disparaître ce précieux moi sous les apparences du monde et à opposer à la réalité transitoire l’engagement personnel dans l’ordre de l’éternité et de l’intemporel.
Monsieur le directeur, un chameau peut travailler pendant huit jours sans boire. Mais vous, vous pouvez boire huit jours sans travailler.
Mes parents et mes maîtres ne furent pas seuls à s'occuper de mon éducation; des puissances plus secrètes et plus mystérieuses s'en mêlèrent, et parmi celles-ci, le dieu Pan que l'on pouvait voir dans l'armoire vitrée de mon grand-père sous la figure dansante d'une statuette hindoue.
Qu’est-ce que la beauté et l’harmonie pour le condamné à mort qui essaie de se sauver entre des murs croulants autour de lui ?
Il est curieux de voir à quel point les choses vécues peuvent nous devenir étrangères et échapper à notre mémoire. On peut oublier des années entières, qui pourtant furent remplies de milliers d'événements. (...)
Jusqu'à ce qu'une fois ou l'autre pendant une promenade, un voyage en chemin de fer ou au cours d'une nuit d'insomnie un pan totalement oublié de mon existence surgisse devant moi, vivement éclairé comme un décor de théâtre, avec tous les détails, les noms, les lieux, les bruits et les odeurs. C'est ce qui m'est arrivé la nuit dernière. Il me revint en mémoire une aventure qu'en son temps j'avais été certain de ne jamais pouvoir oublier et que j'avais bel et bien oubliée pendant des années, qui avait disparu de ma mémoire sans laisser de traces. C'est exactement ce qui se produit lorsqu'on perd un livre ou un couteau de poche, d'abord il vous manque puis on l'oublie jusqu'au jour où il reparaît dans un tiroir, au milieu d'un fatras de vieilleries et retombe ainsi en votre possession.
Première aventure
Très lentement, imperceptiblement, la corolle se fanait, j’allais à la rencontre de quelque chose de limité, qui jadis ne l’était pas, à savoir le monde réel, le monde des grandes personnes. A la longue, mon désir de devenir magicien, bien qu’il n’eût pas perdu toute ardeur, me parut à moi-même moins important, presque un enfantillage. Déjà, il s’était passé quelque chose en moi qui faisait que je n’étais plus un enfant.
Quand ce maître aux traits émaciés et sereins, dont le regard disait la bonté, se présentait de bonne heure devant ses élèves pour la prière du matin et la première leçon de la journée, il n'avait pas seulement consacré quelques heures nocturnes à sa critique des textes sacrés et à sa vaste correspondance qui était à la fois celle d'un savant et d'un conseiller spirituel, il avait aussi commencé sa journée dans sa chambre à coucher par un examen de conscience et une prière où il demandait à Dieu la force de persévérer, de prendre patience et d'accéder à la sagesse. Il donnait ainsi une impression de lucidité, de maîtrise de soi, et seul un petit nombre d'élèves demeuraient fermés au subtil rayonnement de sa personne, qui était celui d'un saint ou d'un être consacré. Dans son église provinciale qui, à l'exemple de toutes les églises luthériennes, s'était figée en une orthodoxie quelque peu pharisaique et en un esprit de caste sacerdotale non dépourvu de suffisance, il représentait ce renouveau de la chrétienté qu'on appelait piétisme, et il en fut l'un des premiers prosélytes et modèles. Comme tout autre mouvement du même genre, le piétisme, malgré la puissance de son essor, perdit de sa vitalité au cours des générations suivantes et se corrompit. Mais à cette époque, il était dans sa fleur et quelque chose de sa fraîcheur et de sa tendresse vibrait autour de cet homme rayonnant, dont la nature inclinait bien davantage à la clarté intellectuelle, à la réflexion et à l'ordre qu'à la sensibilité et à l'enthousiasme.