Il y a lire des livres, et il y a lire
de la littérature.
Très (trop) souvent je lis, je lis des livres, des livres et des livres encore… Et je m'endors avec, la main déjà dans le « fort molle », la farce sur l'oreiller, l'oeil à peu près mi-clos, luttant, peinant, cravachant dur pour cavaler, si possible, jusqu'au bout de ma page — ah, maudite page ! — avant d'être tout à fait croquée par le sommeil, une fois encore.
Un soir, deux soirs, parfois trois soirs de suite ça dure, cette affaire-là. Je me cogne et je me recogne et je me rerecogne la même putain de page sans nom, captivante au moins comme les reliefs de Frise et du Bangladesh réunis, d'un caractère si décisif, oui… si des Sisyphe pouvaient venir m'aider un peu sur ce coup-là, car vraiment, les deux précédents soirs, cent coups fait rire, enfin sans erreur possible je veux dire, ce sont décidément mes saletés de paupières qui ont encore gagné… aïïïïïïïïïïïïïe !
Vous avez connu ça, vous aussi, n'est-ce pas ? Et puis un jour — un soir, pour être exacte — au moment où vous ne l'espériez plus, vous tombez nez-à-nez avec la littérature, et là, là, c'est la page qui gagne, que dis-je ? qui VOUS gagne. Vous la relisez, pourtant — ça devient une habitude, à force — sauf que là, ça se passe tout de suite, dans la foulée, et juste après, rebelote, vous la relisez encore, mais seulement parce que vous la trouvez belle, cette fois, oui, belle, tout simplement belle…
Mazette, les gars ! Sabrez le champagne et sablez, les gars, sablez ! Non, pas pour moi, merci, je me contenterai de regarder monter les bulles de ces pages… du fond des vers mélancoliques… mêlant colique avec quoi d'ailleurs ? Ça, je ne sais pas… Mais enfin, voilà, tout de même, ça y est, je la tiens ma belle page… ma belle page, belle comme… Ah ! la vache ! me v'là coincée !… À l'aide !… Bon, laisse tomber, ma vieille, tout le monde roupille, faut que tu t'y colles !
Bon, alors, belle comme… une citadelle, peut-être, ou une cicindèle, je ne sais plus trop, je les confonds ces deux-là ; belle comme une épine de prose plantée dans l'épié, t'as vu, Freddy, fallait la caser celle-là, pas commode ; belle comme un filet d'Ariane mijoté au Grand Thésée, c'est ça ? Ou du Cointreau, peut-être bien, j'affirmerais pas. Bon, okay Freddy, t'as raison, tout le monde s'ennuie, j'accélère !
Belle comme une formule féroce qui fait fleurir les phrases même quand ce n'est plus du tout la saison ; belle comme ces objets usés qui vous rappellent des êtres chers ; belle comme le mot sublime que vous n'avez jamais pu sortir, souvenez-vous, coincé dans la gorge, dès la première minute du premier soir de votre premier amour ; belle comme cette employée courageuse — mais fatiguée —, celle dont tout le monde oublie le nom, et qui accepte pourtant de se farcir tout le sale boulot, sans chichi, sans trémolo, parce qu'il faut que ce soit fait, parce qu'il le faut, un point, c'est tout, et la voilà déjà partie ; belle comme un adverbe et une préposition qui s'étonneraient de plonger tout seuls, le soir, un crépuscule d'été, dans les immensités sans fond, quand les nébuleuses frétillent et que les vers luisants font des machins pas clairs avec leur lumière dans le train pour attirer les autres…
Aaah ! Ouais… Freddy ! C'est ça, peut-être bien, que ça nous fait, la littérature ! Ça nous allume des choses louches à des endroits bizarres, même en pensée… Tu me diras, ça va, tu es dans ton lit, tranquille, il fait nuit, personne te regarde, y a pas d'outrage…
Mais si pourtant, il y a outrage, cré vingt dieux ! parce qu'on nous fait croire, à nous, que ce qu'on tenait dans les mains et qu'on a laissé tomber au pied de notre pieu trois soirs de suite, ce qu'on tenait dans la musette, quand on se baladait froidement dans les pics et les ravins de la Zélande, qui atteignent tous facilement vingt centimètres, on nous fait croire, vous dis-je, que c'était ça, la littérature et que ça pouvait allumer des choses en nous ! Et ça n'allume rien, jamais, vous le savez bien, sauf peut-être bien sûr, un barbecue, quand on n'a plus d'allume-feu, et encore, il faut voir, même pour ça c'est pas garanti…
Alors que la littérature, en vrai, quand on en croise, on la reconnaît à ses lumières, pas vrai ? Pas besoin d'écrire en gros dessus LITTÉRATURE ou PRIX MACHIN, c'est comme si moi je m'amusais, comme ça, rien que pour faire joli, à écrire CYANURE ou LION VIVANT sur un paquet de lentilles ou des toilettes publiques.
Y en a qui trouveraient à redire, j'en suis certaine, alors pourquoi qu'ils le font avec la littérature qu'allume rien, les autres, hein ? Pourquoi ? Je me le demande. Faudra-t-il un jour qu'on écrive ZÈBRE en-dessous de chaque zèbre qu'on verra ? Des fois qu'on confondrait avec une girafe ou un oryctérope ? Elle est peut-être là, L'ÂNE AU MALI ?
Ouais, bon bref, j'en appelle à tous ceux qui en ont sérieusement marre de se manger de l'oryctérope étiqueté zèbre à longueur de pages. Ce que vous allez lire, là,
Narcisse et Goldmund, ça ne vous plaira peut-être pas, c'est vrai — qui le peut à chaque fois et pour tous ? — mais c'est
de la littérature. En soi, c'est déjà devenu tellement rare que ça mérite au moins un coup de chapeau pour commencer.
Et si je devais en parler à quelqu'un qui n'en aurait jamais entendu parler, je commencerais sans doute par lui rappeler qu'on a coutume de dire que le personnage principal d'une oeuvre de fiction est celui qui évolue le plus au cours de la narration. À ce titre, il est certainement possible d'affirmer que le personnage qui évolue le plus dans «
Narcisse et Goldmund » est Goldmund. Indubitablement, c'est lui le personnage principal : dans une bonne moitié du livre, on ne parle que de lui.
Alors ? Alors pourquoi ce titre si énigmatique ? Pourquoi mettre sur un pied de quasi égalité deux entités apparemment si dissemblables, si disproportionnées et qui aucunement ne pèsent de la même façon sur les deux plateaux de la balance ?
Demandons-nous alors que symbolisent, apparemment, ces deux personnages fictifs : Narcisse, ascétique, pondéré, calme, froid, méditatif, versé de sciences, de théologie, véritable rat de bibliothèque, intéressé seulement de théories et de choses de l'esprit. Soit. Qu'en est-il de Goldmund à présent : sensible, sensuel, impulsif, jouisseur, bouillant, sans cesse remuant, avide d'expériences chaque fois nouvelles, désireux de tester avant tout, presque sans réfléchir, quitte à se brûler les doigts.
Les choses apparaissent peut-être plus clairement désormais : Narcisse, c'est l'esprit, c'est la réflexion et Goldmund, c'est le corps, c'est la sensation. Ce que
Hermann Hesse semble vouloir illustrer, d'après moi, dans ce roman, ce sont les deux sources de la connaissance auxquelles tout un chacun peut puiser : l'inférence et l'expérience. L'une est théorique, l'autre est pratique mais les deux procurent un savoir sur la vie, la nôtre et celle qui nous entoure.
En ce cas, pourquoi Goldmund est-il le personnage principal de ce roman, si les deux approches sont d'égale importance ? Eh bien, je crois (cette interprétation est mienne et réclame vraiment beaucoup de prudence, j'y exprime seulement mon propre ressenti, aucunement une vérité avérée), je crois, donc, que ce dont nous parle
Hermann Hesse, c'est du cas particulier de l'art et, plus encore peut-être, du dilemme propre aux artistes.
Car l'art, en soi, qu'est-ce que c'est ? Quelque chose qui parle aux sens, qui crée des émotions, tout en s'adressant à l'intellect — et c'est là la spécificité de l'art comparativement à tout autre activité humaine, peut-être — c'est de parler aux sens EN MÊME TEMPS qu'à l'esprit. L'artiste doit donc être À LA FOIS sensible et théoriser sur cette sensibilité pour mieux pouvoir l'exprimer, la livrer aux autres. (
Fernando Pessoa a des phrases fameuses là-dessus dans son Livre de l'Intranquillité.)
Bref, l'oeuvre d'art, c'est ce qui procure des émotions tout en stimulant notre réflexion ; l'oeuvre d'art est ce qui fait la synthèse entre la réalisation technique de l'oeuvre et la somme d'expériences vécues et théorisées par l'artiste pour y donner naissance. Et voilà pourquoi, d'après moi, Goldmund se retire après avoir produit ses deux seules oeuvres véritables : la statue
De Saint-Pierre et la chaire.
Si l'artiste fait autre chose que cela, il dévoie l'art. Certes, cela peut lui procurer beaucoup d'argent, de la reconnaissance éventuellement, mais d'art, point. C'est cela aussi, d'après mon interprétation, que cherche à nous dire
Hermann Hesse dans cette oeuvre : l'artiste qui aligne les oeuvres les unes à la suite des autres, malgré toute sa maestria technique, malgré tout l'esthétisme qu'il sera capable de déployer, ne sera rien d'autre qu'un vendeur de babioles pour béotiens ébahis.
(Combien d'oeuvres soi-disant « littéraires » sont du même acabit et répondent à la même logique marchande ? Un écrivain, même très grand, au cours de son unique vie, des oeuvres d'art véritable, combien en produira-t-il ? Certainement pas des tas, d'où l'ineptie, d'où le non-sens artistique des bandeaux colorés sur des livres pondus à heure fixe et à bonne date, du genre : “ le dernier Joncour “, “ le dernier Nothomb “, “ le dernier Dubois “, etc.)
Si je veux illustrer ce propos au moyen d'oeuvres ou d'artistes connus, je ne vois pas meilleur exemple que
Pablo Picasso. Si j'ai bien compris ce que Hesse cherche à nous dire, notamment par l'entremise du personnage de maître Niklaus, c'est qu'un Picasso aura pu produire des centaines et des centaines d'objets esthétiques ayant beaucoup de prix sur le marché de l'art, lui rapportant à la fois aisance financière et renommée internationale, mais les zéros, même à la fin d'un prix, restent des zéros. D'oeuvres d'art véritables, au sens qui parlent autant au corps qu'à l'esprit, qui laissent durablement leur empreinte sur le spectateur et sur le monde, il n'y en aura eu que deux : Les Demoiselles d'Avignon et Guernica, respectivement produites à 26 et 56 ans, soit les bornes naturelles et biologiques de ce qu'on appelle ordinairement « la force de l'âge ».
Picasso lui-même semblait parfaitement conscient de cet état de fait. On rapporte que l'artiste, au cours d'un dîner dans un restaurant, aurait fait un dessin sur une serviette ou une nappe en papier et qu'il l'aurait donné à l'un (ou l'une, je ne sais plus) des convives. Ce dernier (ou cette dernière) lui aurait alors demandé de signer son dessin, ce que l'Espagnol aurait refusé en déclarant : « le dessin ne vaut rien mais la signature vaut des millions. »
Pourtant, dans
Narcisse et Goldmund, il y a encore bien plus que cela. L'auteur reprend, aménage, réexprime ce qu'il avait déjà admirablement explicité dans
le Loup des Steppes, à savoir que toute personne, du simple fait de sa conception par deux parents nécessairement singuliers et distincts, est toujours plus ou moins tiraillée entre différents aspects de sa personnalité. Certains lui ayant été transmis par le père, d'autres par la mère.
C'est cela que vit Goldmund. S'il est fasciné, au départ, par le personnage de Narcisse, c'est peut-être et avant tout parce que celui-ci fait appel en lui aux éléments typiquement paternels de sa personnalité. Cependant, le sage et perspicace Narcisse aura tôt fait d'exhumer de la personnalité duelle de son jeune admirateur les éléments purement maternels et qu'il refusait de prendre en considération jusque-là. Alors commence le déchirement de Goldmund, le désespoir de n'être pas celui que son esprit voudrait être, la déception d'être un corps avant même un cerveau.
Mais l'on n'échappe pas à sa nature. Si jouisseur tu es, Freddy, par atavisme, jouisseur tu seras, quelles qu'en puissent être les répugnances de l'esprit. le choc est terrible pour Goldmund, il aurait tant voulu être autre chose, mais en fait non, il est bien cela. Museler son moi profond au prix d'un effort ou d'une coercition de tous les instants ou accepter ce que l'on est, au plus profond de soi ?
Nul doute que
Hermann Hesse a injecté beaucoup de lui-même dans Narcisse et dans Goldmund, il a dissocié l'être bicéphale qu'il était pour tâcher d'en faire deux abstractions à peu près pures. Nul doute qu'il y a beaucoup du véritable monastère de Maulbronn — qu'il a fréquenté — dans le monastère fictif de Mariabronn qu'il nous dépeint. Nul doute qu'il y a beaucoup de ses propres rébellions, de ses propres errances, de ses propres quêtes et de ses propres incohérences dans les rébellions, les errances, les quêtes et les incohérences de Goldmund.
Nul doute également que
Narcisse et Goldmund, comme toute oeuvre d'art véritable, aura marqué les esprits de ses lecteurs et, probablement, aura fait des petits en littérature. Je vois, par exemple, dans le couple que forment Guillaume de Baskerville et Adso dans
le Nom de la Rose d'
Umberto Eco un vif clin d'oeil à
Narcisse et Goldmund. de même, l'errance pleine de mort et de choléra d'
Angelo dans
le Hussard sur le Toit de
Jean Giono n'est pas sans présenter de nombreux parallèles avec l'errance pleine de mort et de peste du susnommé Goldmund.
Enfin, en guise de conclusion, pour en terminer avec mon parallèle entre Goldmund et Picasso, quelles sont les deux seules oeuvres de Goldmund ? L'une, celle qui clôt sa jeunesse, n'est autre que le portrait de Narcisse en Saint-Pierre, c'est-à-dire, dit simplement, le portrait de la sagesse offert au monde des jouisseurs. L'autre, la chaire décorée de Mariabronn, n'est rien d'autre que l'inverse, c'est-à-dire celle qui clôt la force de l'âge de Goldmund et qui est une somme de la beauté et des jouissances du monde extérieur offerte au monde cloîtré de la sagesse et de l'esprit, à l'endroit même où se délivre la parole supposée transcendantale.
Quoi qu'il en soit, comme toujours et plus que jamais, l'essentiel est et sera toujours de lire par soi-même cette oeuvre puissante, complexe, non univoque, non commerciale et qui continue longtemps d'infuser dans l'esprit de ceux qui l'on lue et appréciée, passées les émotions premières, marque probable sinon indubitable des véritables oeuvres d'art. Dormez bien, ce soir, et quand vous songerez à vous racheter un vélo hollandais, souvenez-vous que ce n'est là que mon avis, rien qu'un coup de sonnette dans tout le trafic, c'est-à-dire, pas grand chose.