EXTRAIT DE LA POSTFACE :
Le nazi et le barbier est le deuxième roman de
Hilsenrath écrit en allemand pour l'éditeur new-yorkais Doubleday et compagnie . Editeur qui eu le flair de publier la traduction américaine de son premier roman " Nacht .
Et moi, Max Schulz, j’ai toujours été un idéaliste. Mais un idéaliste d’une espèce particulière. Un idéaliste qui sait changer son fusil d’épaule. Quelqu’un qui sait que la vie est plus facile du côté des vainqueurs que des vaincus. C’est comme ça. Que je sois maudit si ce n’est pas la vérité.
Mon sergent a vidé sa bière, repoussé sa casquette à tête de mort et lissé ses cheveux trempés de sueur. « Vous ne trouvez pas, Max Schulz, il a dit d’un air finaud, qu’il est grand temps de virer les commerces juifs des rues Goethe et Schiller – je veux dire par là : d’aryaniser le commerce ?
— Grand temps, sergent, j’ai dit.
— C’est pas pour dire, mais ces rues portent les noms de poètes et de penseurs allemands, a dit Franz Revêche.
— Ça s’arrose, sergent », j’ai dit.
Franz Revêche a hoché la tête, vidé sa bière, en a repris une autre et l’a vidée aussitôt. Pendant un moment on s’est regardés en silence. Franz Revêche a recommandé des bières. Et puis encore des bières. Sa soif semblait inextinguible. À un moment il s’est levé et il est sorti en titubant. Quand il est revenu, il m’a gueulé dessus, complètement bourré : « Dites-moi, elles sont comment déjà les maisons rue Goethe et Schiller ?
— Infestées de punaises, j’ai dit.
— Rien à foutre, a dit Franz Revêche en se rasseyant. Cul aryen, punaise ne craint.
Passons sur les années de ma tendre enfance jusqu’à l’été 1914 : rien à signaler. À part peut-être la Grande Guerre. Elle arrivait à point nommé pour sortir les honnêtes gens des rues Schiller et Goethe de leur train-train quotidien.
Oui, cher Itzig. C'est un vaisseau fantôme. Je sais enfin pourquoi on parle de la Marche des millions. Nous n'étions pas des millions. Mais les morts nous accompagnaient.
Supposons que j'aie dix mille cous. Et que tu puisses me pendre dix mille fois. Crois-tu que mes victimes seraient satisfaites ?
Tu seras étonné d'apprendre, Itzig, que moi, Max Schulz, artiste capillaire, j'ai perdu la main. Faut dire, ça faisait un moment que je n'avais pas coupé de cheveux. Pendant longtemps, mon exercice a été de tirer au fusil, sur des cibles juives, comme on disait alors.
Je tremblais de terreur. A cet instant je me dis : "Me voici en ce jour, je ne puis autrement".
Ici c'est la réunion des ratés. Il y a les dégonflés, il y a les lèche-culs professionnels, et d'autres qui ont loupé le coche, soit parce qu'ils manquaient de souffle, soit parce qu'ils n'ont jamais appris à ramper dans les règles de l'art, ou que le cul qu'ils léchaient n'en avait jamais assez.
Avec mes bottes et mon uniforme, je m'étais accroché à la roue de l'Histoire, mais je ne pesais pas lourd. Qu'est-ce qu'un petit poisson ? Qu'est-ce qu'un uniforme ? Et qu'est-ce qu'une paire de bottes ? Mais les millions de petits poissons, avec ou sans uniforme, avec ou sans bottes, tous ces petits poissons qui à l'époque ont dit OUI et qui comme moi sont accrochés à la roue de la fortune... ce sont eux qui l'ont mise en mouvement.