Peut-être le monde avait-il toujours été plein de contradictions; elle ne les avait simplement pas remarquées avant.
Au cours de cette journée, où sa famille s'était entassée dans le petit appartement, Themis s'était fait la réflexion, non sans un léger regret, qu'elle n'avait rien à léguer à ses enfants et petits-enfants. Ses biens n'avaient que peu de valeur, à l'exception de la table fatiguée autour de laquelle sa famille s'était réunie, génération après génération.
A moins qu'il n'existe, peut-être, une autre forme d'héritage ? Themis y songea soudain : puisque Giorgos n'était plus lui-même, elle avait envie de raconter certaines choses. L'histoire de sa vie n'était pas un patrimoine, mais c'était tout ce qu'elle possédait et elle allait l'offrir à Popi et Nikos.
La benjamine de la famille était toujours à table, ses manuels ouverts devant elle, perdue dans ses pensées. Pourquoi, se demandait-elle, Jésus ne prendrait-il pas le parti des communistes ? N’avait-il pas dit que les pauvres devaient venir à lui ? Ne voulait-il pas que tous les hommes soient égaux ?
(Les escales, p.51-2)
Peut-être que c'est ça, devenir adulte, lui dit son frère.
Réaliser que le bonheur est toujours terni par quelque chose ?
Rares étaient ceux qui, en observant leur pays dévasté, n'éprouvaient pas ce sentiment de charmolypi. La joie suscitée par la libération était ternie par le spectacle de leur patrie en ruine. Certains, cependant, éprouvaient un sentiment moins nuancé: le désir de justice les dévorait.
— Vous voyez cette photo ? Celle de droite.
De là où elle se tenait, Popi apercevait le salon à travers les portes fenêtres. Une série de cadres trônait sur le buffet.
— Tu veux dire celle où tu es avec ta sœur ?
— Ce n’est pas ma sœur, c’est Fotini, ma meilleure amie d’enfance. Mais tu as raison en un sens, puisque nous étions aussi proches que des sœurs. Plus proches même, peut-être.
Par-dessus la balustrade, la vieille dame montra du doigt un coin de la place.
— Elle est morte juste là.
Popi considéra sa grand-mère avec incrédulité, avant de tourner son regard dans la direction indiquée. Elle découvrait cette histoire pour la première fois et était sidérée d’entendre sa grand-mère en parler de façon aussi franche.
— C’était pendant l’occupation. Il y a eu une famine, agapi mou. Des centaines de milliers de personnes ont trouvé la mort.
— Quelle horreur ! dit Nikos. J’ignorais que la situation avait été aussi tragique à Athènes.
Aujourd’hui, je voulais célébrer dans l’abondance tout ce qu’on a au lieu de penser à tout ce dont on est privé.
Les jours suivants, le gouvernement décida d'édicter de nouvelles règles, interdisant aux garçons de porter les cheveux longs, et aux filles, des jupes courtes. Andreas fut furieux d'être traîné chez le coiffeur, et sa rage ne fit qu'augmenter lorsqu'il apprit que tous les enfants étaient dorénavant obligés de se rendre à l'église le dimanche. ( p 361 )
En quelques jours, Themis avait compris l’agencement du camp de Makronissos. Il était divisé en différentes zones, une première pour ceux qui ne s’étaient pas encore repentis, une deuxième pour ceux qui étaient sur la voie de la « réhabilitation » et une troisième pour ceux qui avaient signé la dilosi.
L’histoire de sa vie n’était pas un patrimoine, mais c’était tout ce qu’elle possédait et elle allait l’offrir à Popi et Nikos.