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Critique de 4bis


4bis
09 février 2024
C'est un tout petit livre de moins de 90 pages avec une préface qui en fait déjà presque trente. Datée du 19 avril 2022, elle n'est pas signée. On partira du principe qu'elle est de l'autrice du livre tout entier, soit Delphine Horvilleur. Une longue préface découpée en sept parties et un « monologue contre l'identité » surtitré Il n'y a pas de Ajar où le je qui écrit se dit Abraham Ajar, soit le fils fictionnel d'un pseudonyme littéraire. On n'a pas débuté que ça commence déjà.

Emile Ajar donc. Souvenez-vous, l'entourloupe la plus célèbre de l'histoire, l'auteur de Gros câlin, La vie devant soi (Ah Momo !) pour le quel il a reçu le prix Goncourt en 1975. Lequel prix avait déjà été décerné à Romain Gary quelques années plus tôt pour Les racines du ciel en 1956. Ce qui ne serait pas un problème si ces deux auteurs n'étaient pas en fait un seul et même homme.

Enfin… ça, c'est encore un peu trop s'avancer que de le prétendre. Car ne sommes-nous jamais qu'un ? Ne sommes-nous jamais entièrement circoncis à une seule et unique identité ? Mais il n'a pas été nécessaire au jury littéraire d'entrer dans de telles réflexions métaphysiques pour être bien enquiquiné de se trouver avec deux prix et un seul homme. La réalité est parfois trop chiche.

A partir de la biographie de Gary et des événements de sa vie à elle, à commencer par sa naissance, la même année que celle d'Emile Ajar, celui qui n'existe pas et dont le nom, en hébreu, signifie l'Autre, ainsi que sa première rencontre à six ans avec la lecture au moment où Gary se suicide, Delphine Hortvilleur tricote ces deux - trois ? - existences et fonde entre elles un nécessaire lien. « Depuis des années je lis l'oeuvre de Gary/Ajar, convaincue qu'elle détient un message subliminal qui ne s'adresse qu'à moi. Je ne cesse d'y chercher une clé d'accès à ma vie, un passe-partout qu'un jour, un homme aux multiples identités a déposé. »

Le fond de cette conviction ? L'idée que Gary/Ajar est le guide de ceux qui pensent que ni le langage ni l'existence ne seront jamais clos, définitivement appréhendés. Gary est devenu le fantôme, le dibbouk de la tradition juive, qui hante nos existences de sa présence tenace, qui leur impose une incertaine mais indéniable profondeur.

Alors nous voilà avec Abraham, dans une cave où se trouvent aussi Rosa, Jo Dassin, Stromae, d'autres personnages aussi. On y cherche nos « filiations fictives », celles qui nous ont constitué aussi sûrement que les gènes dont nous avons hérité. On n'y cherche surtout pas Dieu, celui dont on ne doit pas prononcer le nom et dont l'absence inonde toutes nos existences. En ne le cherchant absolument pas, il se pourrait bien qu'on l'ait déjà sous le nez. Dieu aurait le sens de l'humour.

Avec l'intelligence et la finesse qui caractérisent tous ses textes, Delphine Horvilleur propose une réflexion érudite et délirante sur la place de la fiction dans nos identités, sur la manière dont le « je suis ce que je suis », plénitude tautologique et mortifère dont se revendiquent les puristes de l'affiliation communautaire, promet un enfermement abominable.

Être l'autre, rentrer dans sa peau en tant que non lui, devenir Rosa sans souci d'authenticité et de la caution de légitimité que donnerait le fait de l'avoir vécu, c'est ce que fait Gary/ Ajar pour ne pas exister, pour ne pas être réduit aux limites d'un moi déterminé, fini.

Dans son monologue, Abraham Ajar proclame, à propos d'un homme de 69 ans qui a fait un procès à l'Etat pour discrimination à cause de son âge et exigé d'être rajeuni de 20 ans sur son passeport, « Je crois qu'au fond, aucun de nous n'est uniquement ce qu'on dit qu'il est. Qu'est-ce qui t'empêche, toi, par exemple, d'engager une transition de genre, de sexe, de couleur ou de religion ? On est tous en chemin vers ce qu'on peut encore être, et cela implique forcément de quitter ce qu'on était. » Et de nous révéler cette vérité linguistique aux conséquences métaphysiques abyssales : en hébreu, le verbe être n'existe pas au présent. « Bref, en hébreu, tu peux « avoir été » et tu peux être « en train de devenir », mais tu ne peux absolument pas « être »… ni binaire, ni non-binaire, ni homme ni femme. Tu as été et tu deviendras, mais tu es forcément en plein dans ta mutation. »

Nous y voilà. Ne jamais être assigné, ne jamais avoir un rapport avec ce qui se passe, ne jamais figer le mouvement, faire de l'entourloupe, de la feinte, de la prestidigitation le moteur d'une quête à ne pas être. « Chaque fois qu'un jour nouveau se pointe, j'ouvre la fenêtre et j'appelle au secours. Je saute sur le téléphone, j'appelle la Croix-Rouge, le Secours catholique, le Grand Rabbin de France, le petit, les Nations Unies, Ulla notre Mère à tous, mais comme ils sont parfaitement au courant, qu'ils voient de leurs propres yeux qu'un jour nouveau se lève et qu'ils prennent même leur petit déjeuner pour cette raison, je me heurte au quotidien familier, et c'est le bide. Alors je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n'importe quoi pour prouver que je n'ai aucun rapport » écrit Ajar dans Pseudo.

Au-delà de la mise en scène littéraire d'un délire réactionnel que des médecins expliqueraient très bien et qui a été, pour Romain Gary, à la fois une échappatoire et un échec, il y a dans cette proposition un appel à la fantaisie, un rappel à ne jamais clore l'interprétation, une ode à la fiction et à ses pouvoirs qui m'ont ravie.

Evidemment, il ne s'agit pas de renier d'où l'on vient, « et je ne vois pas quel problème il y aurait à ce que des gens veuillent conserver des éléments psychiatriques intacts de leur famille » (j'adore !) « Je dis simplement : oui à l'entre-soi, mais à condition qu'on sache toujours qu'on est plusieurs chez soi. »

C'est fin, subtil, déjanté jusque ce qu'il faut pour ne pas se prendre au sérieux. « L'humour est une affirmation de supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive. » Romain Gary, encore. En exergue du monologue. Et finalement, dans un vertige souriant, enivrés de mots et de possibles, on se plait à cet appel désespéré à n'être jamais tout à fait achevé.
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