Je n'arrive pas toujours à appliquer à ma vie les préceptes de mes livres, mais tout ce livre est l'histoire de gens qui ne savent pas désespérer.
Romain Gary à la radio à propos des Cerfs volants
Et tu appelles cela de l'amour ? Tu seras ? Oui. Tu appelles cela de l'amour, et cela deviendra même ta définition de l'amour. Nina a implanté en toi une fois pour toute la conviction aberrante selon laquelle aimer quelqu'un, c'est l'inventer. L'enchantement, déjà.
Nul n’aura connu, non plus, une détresse aussi absolue, une inaptitude à vivre aussi massive. Tu as rejeté toutes les couvertures qui procurent du bonheur au commun des mortels : et par « couvertures » je veux dire non seulement les partis politiques, les idéologies et les religions, mais aussi les activités les plus banales. La vie quotidienne avec ses régularités rassurantes – faire les courses, regarder un enfant qui dort, se pâmer sous des caresses, prendre le thé en bavardant, aller à la pêche, marcher dans la forêt – t’était interdit. Il fallait que tu sois constamment sur le qui-vive, écorché, exposé aux malheurs du monde.
Et ton nom, au fait ?...
Comment t'appelais-tu ? Pour une fois, le réflexif qu'impose la langue française est tout à fait approprié : tu t'appelais, te nommais, te baptisais et te rebaptisais sans cesse. Rien dans ton état civil n'est stable, rien ne reste en place, pas même le prénom. Car le prénom que Nina avait choisi pour toi, c'était...Roman. Non pas Romain, Roman. [...]
Cela ressemble fort à une tentative de nomination magique, prédictive. Roman, c'est le prénom qui figure encore sur ton acte de naturalisation française, en 1935.
Tu t’es appliqué à brouiller les pistes, à nous entraîner dans une danse vertigineuse d’identités qui fait voler en éclats tous les repères, et en fin de compte nous force à nous poser la même question que tu te posais à toi, à chaque seconde de chaque journée : Romain Gary existe-t-il vraiment ? L’incompréhension dans laquelle tu nous jettes prend peu à peu des allures de philosophie.
Ta complexité, sciemment et savamment agencée par toi au cours des six décennies et demie que tu as passées à te pavaner et à te tracasser sur cette Terre, dépasse, et de loin, celle de tes contemporains, les écrivains français qui avaient pour nom Sartre, Céline, Malraux, Bataille ou Duras et qui n’étaient pourtant pas des simplets.