Tant que ses pieds touchent le sol, songea-t-il, l'homme peut toujours tenter d'améliorer les choses par son jugement, sa résolution et ses sacrifices.
Russes et Japonais étaient vêtus de façon identique, mais s'il était impossible de les distinguer par leurs vêtements, on reconnaissait toujours les Russes à leur haute taille. On eût dit des ours accompagnés de leurs neuf oursons.
Cela ne ressemblait tout à coup plus à une chimère, aussi fragile qu'une feuille de bambou nain dont on eût fait un bateau pour la lancer ensuite au milieu du vaste et sombre océan.
La faible clarté du crépuscule devint infiniment plus longue et, aussi longtemps qu'on attendît, la nuit ne tombait pas. Les "nuits blanches" étaient arrivées. En terre étrangère, les chose surprenantes ne manquent pas, mais jamais au Japon Kôdayû n'avait imaginé ce que pouvait être une nuit blanche.
Nous avons reçu un nouveau courrier officiel de la capitale, lui annonça le fonctionnaire. Votre demande a été rejetée. Vous êtes priés de rester en Russie et d'y servir l'Etat. Si vous accepter de vous engager dans l'armée, vous serez promu fantassin et nous vous faciliterons la voie pour accéder au grade de capitaine.
Le Nouvel An arriva. Ce devait être au Japon la onzième année de l'ère Temmei. Depuis qu'ils avaient fait naufrage dans l'île d' Amtchitka, quoiqu'il advînt, Kôdayû et ses compagnons avaient toujours fêté l'événement selon la coutume japonaise, en mangeant un plat qui s'appelle o-zôni, ou plutôt une pale imitation de ce plat. Mais cette année là, pour la première fois, ils s'abstinrent. Vingt quatre heures sur vingt quatre, ils se relayaient au chevet de Kyûemon pour le soigner.
Il était désormais entouré de gens qui ne pouvaient le comprendre. Il avait assisté à des choses qu'il n'aurait jamais dû voir pour conserver le droit ou la possibilité de vivre ici. Jamais il n'aurait dû découvrir l'Angara, la Neva, la glace et la neige d'Okhotsk, ni faire le connaissance de Kiril Laxmann, ni voir son bureau. Les églises et leurs clochers, la taïga qui s'étendait à perte de vue, le splendide palais impérial. Jamais il n'aurait dû rencontrer l'impératrice, si majestueuse et si magnifique parée de pierres précieuses. Et pourtant il avait bien vécu et il avait bien vu tout cela. Il ressentait un incommensurable sentiment de solitude et suivait les fonctionnaires comme un automate. Il était certain d'être incompris partout où il irait.
Kôdayû parcourut donc ce chemin en coche. Il ne pouvait imaginer ce que le destin lui réservait. Huit longues années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la baie d'Ise. L'aventure l'avait conduit de l'île d'Amtchitka, à Nijniekamtchatsk et à Irkoustsk. ... Je ne sais sous quelle étoile je suis né, se dit Kôdayû. Me voici maintenant seul à l'extrême ouest de ce pays, dans cette voiture qui me conduit vers la résidence d'été de l'impératrice. Il était en route vers le palais impérial et ne savait ce qu'il allait advenir de lui. Il ne pouvait pas même l'imaginer. A la réflexion, depuis qu'il avait levé l'ancre du port de Shiroko, il avait confié son sort aux hautes vagues de la destinée et s'était laissé guider là où elles le conduisaient. Aurait-il pu, ne serait-ce qu'une fois, envisager le lendemain?
Il avait assisté à des choses que jamais il n'aurait dû voir pour conserver le droit ou la possibilité de vivre ici