L'eau même n'était pas visible, mais on savait qu'elle était là, au ciel immense et aux cris des mouettes.
Je me souviens d'avoir été envahie par une grande lassitude, une sorte de léthargie face à cet inextricable gâchis.
Puis j'éprouvai soudain un énorme plaisir - et autre chose, un sentiment plus compliqué qui menaçait de me faire éclater en sanglots.
Je songe à ma pile de vieux livres de poche aux pages tremblotantes, comme si elles avaient autrefois fait partie de la mer.
« Ruth, tu sais, je pense quelquefois que quand on est en couple, on ne
voit pas les choses aussi clairement que quelqu’un de l’extérieur. Juste
quelquefois. »
Elle acquiesça: « C’est sans doute vrai
Une fois que nous sommes arrivés aux Cottages, cependant, les essais
ont pris une importance nouvelle. Pendant nos premiers jours là-bas, et
beaucoup plus longtemps pour certains d’entre nous, on avait l’impression
que chacun se cramponnait à son essai, à cette dernière tâche de Hailsham,
comme si cela avait été un cadeau d’adieu des gardiens.
Tous ces efforts, toute cette préparation, juste pour perturber mon
amie la plus chère. Quelle importance si elle avait un peu fabulé au sujet de
sa trousse ? Ne rêvions-nous pas tous de temps en temps qu’un gardien ou
un autre brisât les règles et fît quelque chose de spécial pour nous ? Une
étreinte spontanée, une lettre secrète, un cadeau ? Tout ce que Ruth avait
fait, c’était pousser un cran plus loin l’une de ces rêveries inoffensives ; elle
n’avait pas même mentionné le nom de Miss Geraldine.
« Bon, comment s’appelle ton cheval ? »
Ruth s’approcha d’un pas. «Mon meilleur cheval, dit-elle, est Tonnerre.
Je ne peux pas te laisser le monter. Il est beaucoup trop dangereux. Mais tu
peux monter Ronce, tant que tu n’utilises pas ta cravache avec lui. Ou, si tu
veux, tu peux avoir n’importe lequel des autres. » Elle débita plusieurs
noms que j’ai oubliés maintenant. Puis elle demanda : « Tu as des chevaux
à toi ? »
Je la regardai et je réfléchis prudemment avant de répondre : « Non. Je
n’en ai pas.
— Pas même un seul ?
— Non.
Kath, Ruth et Tommy ont été élèves à Hailsham dans les années quatre-vingt-dix ; une école idyllique, nichée dans la campagne anglaise, où les enfants étaient protégés du monde extérieur et élevés dans l'idée qu'ils étaient des êtres à part, que leur bien-être personnel était essentiel, non seulement pour eux-mêmes, mais pour la société dans laquelle ils entreraient un jour. Mais pour quelles raisons les avait-on réunis là ? Bien des années plus tard, Kath s'autorise enfin à céder aux appels de la mémoire et tente de trouver un sens à leur passé commun. Avec Ruth et Tommy, elle prend peu à peu conscience que leur enfance apparemment heureuse n'a cessé de les hanter, au point de frelater leurs vies d'adultes. Kazuo Ishiguro traite de sujets qui nous touchent de près aujourd'hui : la perte de l'innocence, l'importance de la mémoire, ce qu'une personne est prête à donner, la valeur qu'elle accorde à autrui, la marque qu'elle pourra laisser. Ce roman vertigineux, porté par la grâce, raconte une histoire d'humanité, de conscience et d'amour dans l'Angleterre contemporaine. Ce chef-d'œuvre d'anticipation est appelé à devenir le classique de nos vies fragiles.
Tu serais parfaite pour moi si tu n'étais pas toi.