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Citations sur La Petite Femelle (88)

Pauline, elle, après plusieurs déclarations contradictoires aux policiers sur l'identité de son premier amant (ce point semble passionner tout le monde — "Allez, vas-y, à quel âge ? Dis-nous, fais pas ta timide !"), prétendra qu'elle ne sait plus quand ni avec qui elle a perdu sa virginité. C'est faux aussi, sûrement, mais je pense que c'est une manière de leur suggérer d'aller se faire foutre. Vieux vicelards. (Comme le major allemand, d'ailleurs, qui faute d'avoir pu se l'envoyer lui-même, a sans doute dû se contenter de quelques branlettes dans sa bibliothèque en pensant qu'à l'étage au-dessus, une petite pute française de quatorze ans à peine se faisait tringler par son assistant.)
Ça y est, Pauline, comme on dit dans ces années-là, est «tombée aux hommes». (C'est charmant, on imagine la vraie jeune fille pure, dans son costume de plumes blanches, voleter tout près des anges et soudain, aspirée par le mal et choisissant de s'arracher les ailes plutôt que de se marier devant Dieu à la première émotion, la malheureuse dégringole dans la fosse aux hommes (nus, suants et priapiques — les Allemands, n'en parlons pas...), plus bas que tout, pervertie, perdue — Madeleine Jacob, sœur d'armes de Simone France mais de plus noble réputation, écrira dans Libération : Il eût été sage de combattre aussitôt ses instincts de fille à soldats (des instincts bien accompagnés par papa, et de fille à soldats parce que les maîtres nageurs ou les musiciens de bal ne couraient pas les rues) : une fille de quatorze ans qui prend de coupables ébats avec des soldats allemands relève au moins de la psychiatrie. Avec des Français, ça irait, je suppose, même s'il faudrait la gronder un peu pour la forme.) Blanche Druaert, la patronne de l'hôtel du Nord, qui jouxte la villa, dira qu'elle la voyait presque journellement rendre visite à l'aide du major (c'est un de ces jours-là, le 28 mars 1941, que Virginia Woolf se suicide, en laissant un mot à son mari : J'ai la certitude que je vais devenir folle), mais aussi se promener en tenue de bain sur le bord de mer avec d'autres membres de la Wehrmacht, alors que tout le secteur de la digue avait été interdit aux civils pour peu de temps après l'entrée des Allemands dans la ville. Il est donc possible, même si je n'ai pas trouvé d'autres témoignages dans ce sens, que le matelot de la villa n'ait pas été le seul à profiter de ses bonnes dispositions de circonstance avant ses quatorze ans (j'ai oublié de préciser un détail, important pour confirmer que Pauline n'est pas à ce moment-là la victime impuissante des hommes (bavant et déchaînés dans la fosse), si ce n'est naturellement celle de son père, et qu'il est bien question de volonté — même faussée — de sa part : elle lui a fait croire, au marin, comme elle le fera croire aux suivants, qu'elle est née en 1925 et non 1927, qu'elle va donc sur ses seize ans — à cette époque, autant dire : vas-y Jeannot, vas-y Günter, je suis mûre). Peu importe, il suffit d'un seul, et peu importe l'âge aussi (ne jouons pas les vieux vicelards en quête de précisions savoureuses : à ce stade de sa vie où Pauline, comme vous, moi, et les autres, doit quitter l'enfance, regarder autour d'elle, prendre la lumière et faire ses premiers pas dans une autre dimension, à ce stade de sa vie, un peu plus prosaïquement, où elle commence à baiser à droite et à gauche, tout ce qui l'entoure est plongé dans le noir, le vert-de-gris au mieux, ça sent la mort partout, Malo-les-Bains et Dunkerque sont tétanisées de méfiance et de haine, et toute la France autour : pareil. (Mon fils Ernest entre dans cette zone de métamorphose, c'est difficile, je le vois (et je me souviens, bien que le sentiment d'inquiétude et de malaise ce soit utilement estompé dans ma mémoire, de mes propres années de puberté, désastreuses), même à Paris en temps de paix dans un environnement à peu près serein, c'est le bazar à l'intérieur et la surface est vulnérable : ce bouleversement intime immergé dans le contexte glauque et violent de l'Occupation dans le Nord, au secours.)
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Le destin n'est pas tendre avec Pauline. C'est très précisément à l'âge où les jeunes filles entrent en vibration, se mettent à ne plus penser qu'aux garçons et à leurs tentants mystères, qu'elle assiste à la débandade d'une foule d'Alliés sombres, sales et boiteux en fuite, qui ne lui inspirent que de la pitié (c'est déjà beaucoup, mais ça fait peu palpiter les gamines), et à l'arrivée quasi simultanée d'une puissante armée de grands jeunes hommes blonds et beaux, ou bruns et beaux d'ailleurs, musclés, souriants, au regard sûr et aux épaules droites dans leur uniforme impeccable. Ce sont eux dont parlait son père, les forts, ceux vers qui il faut aller. On lui reprochera comme un crime impardonnable cette attirance pour l'ennemi de la France, mais comment peut-elle réfléchir en Française avant de réagir en fille (un garçon, ce serait pareil : est-ce qu'on imagine un huitième de seconde un adolescent de quatorze ans, disons, au même stade de la puberté, dont la ville serait envahie par des milliers de grandes blondes en minijupe et corsage entrouvert sur des seins abondants, rayonnantes et disponibles, demandeuses même, ne pas avoir envie de les approcher parce qu'elles sont ennemies de son pays, est-ce qu'on serait horrifiés qu'il se laisse émouvoir et ne pense pas plutôt à la patrie ?), comment peut-elle, à peine sortie de l'enfance, suivre un drapeau avant de suivre son instinct, sa nature ? Mon fils Ernest est en troisième, ses amies ont un an de plus que Pauline, je les vois souvent, Anaïs, Léna, Juliette, l'honneur de la France n'est pas encore très bien classé dans la liste de leurs préoccupations principales. Le désir de Pauline pour les envahisseurs n'est ni patriotique ni moral, c'est sûr, elle le sait ou le sent peut-être, mais la norme morale est une bien fragile barrière, à cet âge, elle est même au contraire un petit obstacle agréable à franchir, gaiement, temps de guerre ou pas : de qui tombent amoureuses les filles de treize ou quatorze ans ? De jeunes notaires, de petits ministres en herbe ? Pas tellement, plutôt de ceux que la morale des adultes réprouve, justement, des rebelles, des «jeunes voyous». Pauline se fout de ce qu'on dit d'elle, de ce qu'on dira d'elle dans dix ans (là, elle a tort, même si elle a raison), elle est fière des regards allemands sur son nouveau maillot de bain, elle sourit en baissant les yeux sur la terrasse de la rue du Maréchal-Pétain.
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dans une vie, les erreurs de jeunesse s'effacent si vous n'en commettez pas d'autres ; mais si vous braquez une banque un jour, ou par malheur tuez quelqu'un , on insistera lourdement, d'un air entendu de spécialiste des parcours humains, sur le fait que vous avez volé la gomme de votre voisin de table en CM2 ou que vous avez été pris d'un fou rire lors de l'enterrement de votre grand-mère, à sept ans.
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Ce dont elle a fait part à la police, après la séance de coaching avec Barrière, et qui va donner lieu au raisonnement le plus tordu de l'histoire mondiale du raisonnement, c'est ceci : elle s'est couchée à 23h30, elle a lu jusqu'à 1h30, elle a éteint et s'est endormie, elle n'a pas entendu sa cousine rentrer, et le lendemain matin, elle n'est pas allée la réveiller. C'est tout. Quand on la pousse un peu pour préparer le raisonnement historique, elle précise : «Je ne l'ai pas entendue arriver mais elle aurait très bien pu pénétrer dans sa chambre après que je me suis endormie, sans que je l'entende.» Rien à dire, imparable. Mou mais imparable. Il ne manque plus qu'un élément pour démasquer infailliblement la coupable : une semaine plus tard, le 15 mars, quand Pauline a attendu le retour de Félix toute la soirée devant le 25 rue de la Croix-Nivert et a regagné sa chambre à deux heures du matin, Anne-Marie ne l'a pas non plus entendue rentrer ! Emballez, c'est pesé : quand Anne-Marie ne l'entend pas, c'est que Pauline est rentrée. CQFD. Ça ressemble à une blague, mais non, c'est bien le principe de la démonstration de Barrière, qu'il développe dans son rapport en rappelant que lorsque le témoin s'est couché, sa cousine n'était pas là, ce qui n'implique pas qu'elle ne soit pas rentrée plus tard (c'est vrai, imparable (au risque de me répéter), qui oserait prétendre le contraire ?) et en concluant par l'indice suprême, qu'on peut légitimement s'autoriser à appeler une preuve — c'est la dernière phrase du paragraphe, que le substitut du procureur a soulignée deux fois en rouge et qui sera reprise telle quelle dans l'acte d'accusation : Elle affirme qu'elle n'a jamais constaté que Pauline Dubuisson avait découché. C'est encore vrai, il n'invente rien. Anne-Marie, puisqu'elle n'est pas entrée dans la chambre de Pauline le matin, affirme bel et bien : «Je n'ai pas constaté qu'elle avait découché.» Tout logicien digne de ce nom en tirera la conclusion qui s'impose. (Je n'ai jamais vu de gros vibromasseur rose dans la maison de ma mère. Ce qui n'implique pas qu'elle n'en ait t pas un caché quelque part, bien sûr. Mais attention, n'ayant pas regardé dans le tiroir de sa table de chevet (on connaît les femmes, c'est dissimulation et compagnie), j'affirme n'avoir jamais constaté qu'elle n'en avait pas. OK, c'est bon, ma mère a un gros vibromasseur rose, au secours.) Et s'il faut des preuves supplémentaires (il y a toujours des sceptiques), on en a : PERSONNE de la famille n'a jamais constaté que Pauline avait découché (on atteint des niveaux de drôlerie assez raffinés quand Alice Hutter, qui est partie en province le soir où Pauline dînait avec Félix et n'était donc pas là le lendemain matin, se joint au chœur : «Je n'ai pas constaté que ma nièce a découché» — si on était allé le chercher au fin fond du Tibet, le dalaï-lama, un homme de confiance s'il en est, aurait pu, sans mentir, achever de confondre la suspecte : «Je n'ai pas constaté que cette jeune personne a découché» n'en jetez plus, son compte est bon). Tous les témoignages concordent : Pauline Dubuisson est rentrée vers deux heures du matin, 2h30 peut-être. (Au passage, cela signifierait qu'elle est restée seule avec Félix au moins six heures chez lui, dans son petit salon-chambre, sans qu'il ne se soit rien passé entre eux et alors qu'il est censé ne plus rien avoir à lui dire, mais ça, c'est leur problème.)
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Mais tout cela, ce n'est que de l'histoire ancienne et du secondaire, du plus ou moins abstrait, de la psychologie. Après tout, un vrai policier ne doit pas s'en soucier. C'est à partir du mercredi 7 mars qu'on peut discuter vraiment, dans le domaine du factuel, du technique : on entre dans le cœur palpitant de l'enquête. Plusieurs épisodes sont dans la balance. En résumé, la théorie soutenue, bec et ongles, par l'accusation est la suivante : le 7 mars, Pauline a surgi à l'improviste chez Félix, peu avant minuit, il lui a poliment fait chauffer de la choucroute puis lui a fait comprendre qu'il fallait qu'elle s'en aille ; elle est partie après le repas, blessée dans son amour-propre et surtout furieuse de passer définitivement à côté du bon parti ; elle n'a pas essayé d'acheter une arme le lendemain, ce n'est qu'en rentrant dans le Nord que son aigreur et sa malveillance ont débordé en elle et qu'elle a pris la décision de se venger, de le tuer ; après avoir magouillé pour obtenir un pistolet, elle est retournée à Paris pour mettre son plan criminel à exécution ; il a refusé de la recevoir, lui a fixé rendez-vous dehors, mais elle s'est cachée, l'a surpris chez lui, il a eu la faiblesse de la laisser entrer, après avoir ouvert la porte en pensant que c'était son pote Mougeot, elle lui a expliqué qu'elle ne supportait pas qu'il se marie avec une autre, a braqué le pistolet sur lui, lui a tiré en pleine tête, puis dans le dos quand il est tombé à genoux, et enfin, alors qu'il était déjà mort sur le fauteuil, elle a posé le canon sur sa tempe et, geste ignoble, le coup de grâce, elle l'a achevé comme un animal, pour être sûre ; ensuite, elle a attendu qu'on sonne à la porte (elle savait que Mougeot allait venir, non ?), imaginé une petite mise en scène de suicide au gaz dans la cuisine, et s'est allongée (en ricanant intérieurement) jusqu'à ce qu'on vienne la sauver. Si elle échappe à la peine de mort avec ça, elle aura de la chance.
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(Plus j'avance avec Pauline, plus je réalise que les moindres actes d'une vie, anodins ou pas sur le moment, sont épinglés sur nous comme des poids de plomb le jour où on déraille et où tous les regards se tournent vers nous — c'est ce qui s'est passé pour elle en tout cas, on a transformé et alourdi tout ce qu'elle a fait ; même quand c'était : rien. Je me demande, en regardant en arrière, ce qu'on épinglerait sur moi.)
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Le 26 février 1942, Pauline fait l'objet d'un deuxième rapport de police. En réalité ce n'est pas tout à fait exact : ce sont ses parents et son grand frère Gilbert qui sont visés, et pas qu'un peu, par ce rapport, davantage que Pauline, mais policiers, journalistes et magistrats préféreront lui donner le premier rôle et ne pas évoquer André ni Gilbert une seule fois — dans une vie, les erreurs de jeunesse s'effacent si vous n'en commettez pas d'autre ; mais si vous braquez une banque un jour, ou par malheur tuez quelqu'un, on insistera lourdement, d'un air entendu de spécialiste des parcours humains, sur le fait que vous avez volé la gomme de votre voisin de table en CM2 ou que vous avez été pris d'un fou rire lors de l'enterrement de votre grand-mère, à sept ans.
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Je ne suis pas certain que je lirai encore quelques minutes avant ma mort
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les yeux comme des cerises à l'eau-de-vie
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Je suis comme les bébés, quand la nuit tombe, j’ai besoin d’un whisky. Eux, les pauvres, ne peuvent que pleurer, hurler, gémir pour les plus coriaces, passer seuls ce moment bancal, triste et inquiétant de la fin du jour – on m’en parlait, je n’y croyais pas jusqu’à ce que je constate sur mon fils, lors de ses premiers mois sur terre : dès qu’on commence à respirer, on a sombrement, profondément conscience d’un malheur vers dix-sept heures en hiver, plus tard en été, la sensation de perdre quelque chose. Ensuite, avec l’âge et l’entraînement, on se débrouille, certains passent des coups de fil ou regardent n’importe quoi à la télé, d’autres se mettent à courir autour du pâté de maisons en tenue de sport, ma femme joue de la trompette, les plus fatalistes ou les plus faibles boivent quelques verres. De whisky, donc, pour moi. Ça m’aide, m’éloigne, estompe le changement de lumière, mais à cinquante ans, vingt ans, comme à six mois, même enfoui, le malaise persiste. Surtout, ces temps-ci, quand je pense à Pauline Dubuisson.
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