Rois du monde, tome 1 : Même pas mort

Alors, puisque je ne peux adopter ni la voix de l'homme commun, ni celle du guerrier, ni celle du poète, je créerai ma propre manière. Ainsi mon récit sera mien non seulement par l'histoire, mais aussi par la forme. Puissent les dieux me guider sur ces chemins-là, comme ils l'ont fait sur d'autres voies. J'aurai besoin de leur bienveillance dans cette entreprise ; car, à la vérité, mon histoire commence là où se terminent toutes choses.

Je suis l'origine.
– Je suis la folie.
– Et je suis la souveraineté.
– Je suis le renoncement.
– Je suis le commencement.
– Et je suis indéfiniment.
– Je suis la mère.
– Je suis la fille.
– Et je suis l'âme du monde.

Une voix aimante a fredonné :
"Trois corbeaux déplumés dansent dans les halliers
Trois chevaux dételés détalent dans le pré
Trois puissants sangliers sautent sur le sentier."
Et, en un geste plein de fierté affectueuse, j'ai senti la main de mon père se poser sur ma tête.

- Il voulait conquérir le monde ?
Ma mère est partie d'un grand éclat de rire.
- Conquérir le monde ? s'est elle exclamée. Quelle imagination, Bel ! Les Celtes sont bien trop occupés à se déchirer les uns les autres !

Je devrais taire mon enfance. Pour un guerrier celte, il est indigne de parler de l'âge de sa faiblesse. Pour l'homme libre, c'est une honte de croiser ses enfants lorsqu'il porte les armes ou lorsqu'il sacrifie aux dieux ; ces petits roses et fragiles lui rappellent qu'il fut un temps inachevé, qu'il fut un temps incapable de soutenir le regard de l'ennemi, qu'il ne fut un moment qu'une matière brute, minerai à brûler et à fondre. Comme tous mes compagnons, j'ai renié mon enfance, avant même d'avoir atteint l'âge adulte. J'ai lutté contre mon enfance. J'ai passé mon existence à la combattre.

Mon frère a redoublé ses pleurnicheries. L'arrogance maternelle l'effrayait dans ce climat de catastrophe.

Sur les traits du seigneur de Neriomagos, j'ai vu se peindre le dilemme entre le succès de l'attaque, qui requérait l'abandon de mon frère, et la parole donné à ma mère, qui mettait en danger tout le groupe d'assaut. Moi, je n'ai pas réfléchi. Le sang seul a parlé ; j'ai ramassé une pique et j'ai couru derrière mon frère.

Cela n'a pas arrêté mon frère. Il cherchait à briller aux yeux des héros et voulait montrer qu'il était meilleur que moi ; fort de tout un passé de haies sautées, de palissades franchies et d'arbres escaladés, il s'adaptait facilement à ce nouvel obstacle. Assez vite, il a pris de l'avance, avec une aisance insolente. Il empoignait le tranchant des fissures, il crochait les redans du talon, il bloquait ses genoux dans les anfractuosités, il agrippait les cavités et l'extrémité des phalanges. À peine assuré, une poussée dans les jambes ou un balancement souple lui permettaient de gagner quelques paumes. Certains de ses points d'appuis, accrochés du bout des ongles, paraissaient trop fragiles pour supporter son poids, mais il s'en servait juste pour prolonger son élan et attraper, un peu plus haut, une meilleure prise.

Il ne m'a pas fallu une journée pour le comprendre : j'ai su d'emblée, en descendant le chemin de Neriomagos et d'Ivaonon, que la guerre serait toute ma vie.

Je serai présent, plus présent que jamais : multiple, contradictoire, simplifié, déformé. Purifié. Je serai, toujours ; même si mon visage s'efface, même si les actes se confondent avec les exploits de d'autres héros, même si mon nom s'érode et mue selon le dessein capricieux des langues.