Féroces infirmes

Rachid soupire. Je continue, j’essaie d’expliquer.
« Quand un pays envoie ses enfants à la guerre, la séparation des races est nécessaire pour qu’ils accomplissent leur tâche sans devenir fous. 
— Leur tâche … tu parles.
— Quand il y a rupture morale, la petite folie raciste protège de la grande folie.
— Les moudjahidines savaient ce qu’ils faisaient, murmure Rachid. Ils allaient à une mort certaine mais cela valait mieux qu’une vie domestique à baisser la tête. Mais entendre ça… même si on le sait, ça fait bizarre. Ça fait bizarre de penser que mon voisin de palier pourrait me tuer sans penser qu’il a tué quelqu’un. Heureusement qu’il est en fauteuil roulant. Ton père, au fond, il n’a pas vu grand-chose de là où il est allé...
— Les montagnes… Il m’a souvent parlé des montagnes…
— Et les gens?
— Il me parlait des immeubles d’Alger, le béton blanc sur le ciel bleu.
— Tu vois… c’est ce que disent les Français, la beauté de l’Algérie, avec personne dedans.
— Il combattait…
— Ça n’empêche pas de regarder les gens. Il n’a pas vraiment fini avec là-bas, ton père.
— Hélas. »

Mais pour m’aider, ça n’a pas duré. Un voyage, un carton, et il s’est affalé sur le canapé. « Tu n’as pas quelque chose? » Cela me met en colère qu’il soit essoufflé après le moindre effort, et qu’ensuite il demande quelque chose. Toujours il s’en inquiète. Sa première question quand il vient me voir est toujours : « Tu as quelque chose? – Quelque chose quoi? – Mais quelque chose à boire!»
Je sais bien de quoi il veut parler, c’est toujours pareil, mais je ne veux pas que ce soit à moi de le savoir, je ne veux pas qu’elle soit déjà déposée en moi, la réponse à sa demande, je ne veux pas que son désir soit déjà en moi, je veux qu’il le dise en toutes lettres, en toutes syllabes, et qu’il me les crache une par une et que je les ramasse mais que ce ne soit pas à moi de les porter. « À boire! Tu vis vraiment dans un rêve! Tu ne le sais pas depuis le temps? ». Si; mais je ne veux pas le savoir.

J’écris l’histoire de mon père pour en avoir le cœur apaisé. Si l’on écrit ce qui s’est vécu dans le silence, alors ce n’est pas si grave, ce qui pesait ne nous entraîne plus vers le fond. L’encre allège, l’encre habille et protège, l’encre est une veste de vie comme on dit en anglais pour les gilets de sauvetage ; et alors le bloc de ciment dont on a hérité descend tout seul vers le fond, comme une ancre larguée, comme du plomb perdu, il disparaît dans la vase et on peut remonter à la surface. Respirer

Oui, voilà ce que nous faisons : dans la montagne nous guerroyons les indépendantistes qui veulent nous chasser du pays, et en ville nous aidons les forces de police à réprimer les and-indépendantistes qui veulent que nous restions. La situation est confuse, tactiquement et moralement. Dans la montagne nous essayons de flinguer ceux qui se cachent et nous échappent, et en ville nous essayons de ne pas flinguer ceux que nous voyons très bien et qui nous jettent des pierres en criant: « Les paras avec nous ! », ce que nous ne sommes pas. Comprenne qui pourra, mais on ne nous demande pas de comprendre, simplement de faire notre devoir et de ne pas faire d'erreurs; enfin, pas trop d'erreurs, parce qu'on n'en est plus à un mort près.

Pour se persuader que c'est la France, il suffit de regarder la carte Michelin, celle d'Algérie est identique à celle de la Bourgogne : routes nationales en rouge, routes départementales en jaune, les points de vue désignés d'un éventail, les sommets par un triangle, les routes pittoresques bordées de vert, et comme seule particularité le mélange de noms français et de noms arabes ;

Amour c'est masculin. L'amour est une force virile, même si on le consacre à une femme.

Comment être un homme sans être violent ? Comment n'être pas violent sans être une lopette ? C'est mon père qui disait : "espèce de lopette !", quand ce que je faisais n'était pas à son goût, pas assez ferme, pas assez dur, quand je faisais acte de maladresse, de faiblesse ou de découragement. Tout est dans le choix des mots : n'être pas un homme se dit au féminin, c'est inscrit dans la la langue telle qu'on la parle, et cela révèle une alternative simple : homme ou femme, l'un ou l'autre, rien d'autre. Je n'ai pas appris à être fort, parce que j'avais peur de la force. Oui, peut de la force, une peur d'enfant. Les femmes rejettent avec raison les hommes violents, mais elles quittent ceux qui ne montrent pas de force.

Elles sont la fierté du xxe siècle. Car c'est ce que ce siècle de sang a produit sur sa fin : de jolies femmes plus intelligentes que les hommes, plus actives et plus précises qu'eux, des femmes qui ne pas à traîner derrière elles ce poids de chagrin et d'indécision qui les plombe, ce poids des hommes qui ne savent plus quoi faire de leur force, après que leurs pères, et les pères de leurs pères, eurent été les artisans du massacre. Alors dans les rues elles vont d'un pas pressé, les blondes pimpantes à la pensée rapide ; elles sont ce que ce siècle a produit de mieux, et elles préfèrent ne s'encombrer de rien. (p49 Broché)

Je ne sais plus quoi faire (les souvenirs de mon père, je ne sais pas où les mettre, j'aimerais que ça s'arrête. Mais c'est mon père. C'est son passé, et c'est le mien, et c'est aussi le vôtre, nous avons tous le même puisque nous vivons ensemble sur cette même terre depuis tout ce temps. J'aimerais qu'il n'atteigne pas quatre-vingts ans. En attendant qu'il n'y parvienne pas, j'écris ce qu'il fait, ce qu'il dit, j'écris tout ce que je sais, pour en avoir le coeur net. (p16 Broché)

Si l’on écrit ce qui s’est vécu dans le silence, alors ce n’est pas si grave, ce qui pesait ne nous entraîne plus vers le fond. L’encre allège, l’encre habille et protège, l’encre est une veste de vie