« Je suis avec les petites choses, les choses simples, celles qui ne font pas de bruit et ne prennent pas de place. Elles sont plus fiables, je les attrape mieux et elles ne s'enfuient pas aussi vite. C'est pourquoi, assise dans mon fauteuil, entre dona Plínia, qui aura bientôt cent ans, et M. Mota, le menuisier, je regarde mes mains sur mes genoux, et à ma surprise je me sens réconfortée. Pour ma fille, le maximum qu'elle puisse faire c'est d'être la maîtresse de l'Univers – Donc moi, je ne suis rien, je suis auprès des choses primitives telles que les herbes et les fleurs de coton, néanmoins je vis parce que je continue d'observer le changement. En effet, si je change, tous ces gens qui m'entourent changent de la même manière. [...] Tout ça ressemble à une scène farfelue, mais elle est réelle. Parfois j'en conclus qu'à l'intérieur de cette maison, lieu d'exil, il existe un cirque Mariani. Des jongleries et des pitreries, une parodie de la vie, avec des rencontres et des ratés comme dans les rebondissements d'une farce. » (p.152-153)
Le Rivages des murmures (1989),
La Couverture du soldat (1999), le vent qui souffle dans les grues (2004),
La Nuit des femmes qui chantent (2012),
Les Mémorables (2015),
Estuaire (2019) - pour ne citer que quelques-uns des titres remarquables de son oeuvre, ceux qui nous auront peut-être le plus marqué -…, depuis plus d'une trentaine d'années,
Lidia Jorge a réussi à s'imposer comme l'une des meilleures romancières portugaises, s'inspirant de l'histoire du pays et de son passé colonial pour renouveler le regard sur son évolution, dans des chroniques teintées d'ironie ou de mélancolie, aussi lucides que poétiques. Autant dire que chaque nouveau texte de sa main est attendu, et avec impatience ! Cette fois, pourtant, s'éloignant de son genre de prédilection, loin de laisser l'imagination guider sa plume, elle nous offre un récit d'une forme inédite, où elle laisse, l'ayant à peine remaniée pour lui donner toute sa puissance littéraire, la parole à sa mère.
Misericordia est, en effet, la version écrite de trente-huit heures d'enregistrement, comme un journal oral d'une année de vie (et l'on croit comprendre que c'est la dernière) de la vieille femme dans la maison de retraite où elle vivait désormais. Si
Lídia Jorge reconnaît avoir remis en ordre certaines séquences, ajouté des titres et des sauts de page, si elle regrette, bien sûr, que les larmes et les rires disparaissent de cette transcription, elle rend à sa mère la responsabilité de chaque parole, du rythme et de la respiration du texte. Et l'on est très vite conquis par ses mots, la malice et la vivacité de son esprit, son attention au décor et aux personnes qui l'entourent. Ici, elle s'amuse de l'égoïsme d'une voisine de table, capable, le jour du dimanche de Pâques, de manger seule, petit morceau par petit morceau, le lapin en chocolat qu'on lui a offert, sans rien offrir à ses compagnons de table. Là, elle prend parti pour les « filles », les jeunes assistantes, lorsque celles-ci se rebellent contre d'injustes accusations de vol, avant de soutenir, plus loin, le projet d'une révolution culinaire dans les cantines de l'établissement. Ailleurs encore, elle relate au téléphone à sa fille une série de décès dans la résidence, révélant ses propres craintes, tout en regrettant de ne pas pouvoir lui dire tout ce qu'elle souhaiterait, à cause de leur présente distance. Cette fille, et l'on reconnaît la romancière, dont elle a parfois du mal à comprendre les idées et les conseils, mais à qui elle voue un véritable culte. Une fille, comme la plus exigeante des interlocutrices, mais aussi la plus bienveillante des complices, dans le combat qu'elle mène contre « la Nuit », l'idée de la mort. « Ma fille peut dire des choses bizarres, mais c'est la créature la plus importante qui existe sur Terre, l'être le plus précieux de tout
L Univers. Si je devais choisir entre
L Univers avec la Terre au centre, et tous les habitants existants et elle, elle seule en tant qu'être humain, je choisirais ma fille. Je ne permettrai même pas que ma fille s'approche du périmètre de la bouche de cette nuit. Nuit immonde… » (p.184). Une fille qui dédie finalement son livre à cette « mère bien-aimée » et à …
Luis Sepúlveda, «grand ami de longue date » - et pour nous, un phare ! -, en espérant qu'ils se trouvent « réunis dans le temps des étoiles ». Y a-t-il hommage réciproque plus profond, plus émouvant ?
Chaque page de
Misericordia, que l'on lit comme le plus beau des plaidoyers contre la mort, le meilleur des appels à faire résister, inépuisablement, les désirs et les pulsions de vie, chaque page nous fait rire ou nous bouleverse. Alors n'hésitez plus, visiteur, à l'entrée de « l'Hôtel Paradis », entrez, Maria dos Remédios, la mère de cette romancière géante (et l'on pourrait dire que l'on sait mieux ainsi qu'elle a de qui tenir !) qu'est
Lídia Jorge, vous attend, pour la plus belle des leçons d'humanité !