Citations sur Un chant dans l'épaisseur du temps (60)
MÉDITATION SUR DES RUINES (1994)
QUOTIDIEN (réflexion)
Par exemple, les choses qui font défaut :
une bêche pour que les mains ne touchent pas la terre ;
un nid de moineaux dans un coin de tuiles,
pour qu'un bruissement d'ailes puisse s'y abriter,
un morceau de vert sur la colline que je vois encore,
derrière les immeubles envahissants.
Mais si ces choses étaient là,
il manquerait encore un verre d'eau pour voir
au travers un horizon flou ;
et aussi des morceaux de bois avec lesquels,
en hiver, il est habituel d'attiser le feu
et l'imagination qu'il consume.
Comme si tout était en place,
prêt à l'usage à la date prévue,
je m'assieds à la fenêtre, et je fixe la seule chose
quine bouge pas :
le chat, hypnotisé par un regard
que lui seul pressent.
p.127
UN CHANT DANS L'EPAISSEUR DU TEMPS (1992)
ÉLÉGIE
J'ai entendu dire qu'il ne fréquentait personne
ces temps derniers ; il montait seul la rue, jusqu'au café,
et rien ne détournait son regard d'une attention ancrée
quelque part, ou d'une pensée qu'il gardait pour
lui-même. La vie est toujours une réalité fragile
pour qui s'aperçoit de l'automne et des premiers vents
du nord, lesquels apportent les cieux clairs et les nuages
froids,
et glacent l'âme qui ne s'est pas faite à la solitude. Je lui
réponds :
« La poésie ne donne pas de réponse à cet ultime inconfort
de l'être. » Il ne m'entend pas, maintenant que son
propre nom
s'efface dans la monotonie des soirs et des saisons
lentes. Seul
un oiseau de jadis croise, parfois, le ciel d'oubli
où son ombre sommeille ; laissant un sillage d'ailes,
tel un vers, réveiller un instant son image.
p.68
ANTHROPOLOGIE
L'homme n'a pas la fermeté du basalte ;
comme la pierre, il n'est pas né d'un volcan,
n'a pas formé d'île,
n'a pas fait bouillonner la mer à grands jets
vers le ciel.
L'homme, comme la plante,
ploie au passage du cyclone,
tremble lors des changements de
temps — comme maintenant,
où les nuages apportent déjà
un frisson d'automne.
Cet homme a le fond gris
de ces nuages, le même regard de menace,
leur insistance à rester — bien qu'il
sache que le premier souffle
le chassera de l'horizon.
p.111
POÈME
À l'aube, à tes côtés, la mer
s'est ouverte comme la fleur d'un regard
que septembre fait pâlir. La mer :
quand encore le brouillard l'étreint et l'obs-
curcit, elle rêve de tant de lumière, déjà…
et si, dans les éclairs blancs de l'horizon,
la nuit sanglote un bref adieu,
tu chantes avec elle, un instant,
dans une rumeur voilée par le matin. Toi,
que j'ai vue sous le cèdre mélancolique,
les lèvres noircies, brûler le nid
vide de plumes et de mémoire : si tu
m'enseignais le geste qui vit solitaire
d'un adieu sans avenir ni passé…
J'entendrais ta voix lourde, sur
la voix des vents et des vagues ; rappelant
quelle légende, ensevelie dans le mois obscur,
à laquelle tu as donné un nom d'étoile (Vénus,
l'antique Vénus qui agonise dans le matin
céleste) ? Ce mois, qui est passé
comme une heure incertaine, a conduit tes pas de
ténèbres, tes épaules ailées : âme
que la flamme consume dans les espaces, quand
un frisson de soleil entrouvre les nuages ;
rire d'eau dans un vers de mousse, qui
corrode la pierre d'une douleur ancienne.
p.116-117
CLEARLY CAMPOS
(citation)
Une seule fois
l’amour a suspendu sa phrase ;
une seule fois
le fleuve a débordé sur la berge ;
une seule fois
les astres se sont éteints ;
une seule fois
j’ai entendu le silence des vents.
Le hasard
ne conjugue pas les coïncidences :
il les résout
dans un échange de regards
que les amants avaient cru
éternel
Et je descend cette page
jusqu’au bout de la rue
— en vain.
Le bureau de tabac
a fermé ce soir,
seulement une fois
— la dernière fois.
p.152-153
RIME INTERNE
Ceux qui aiment la terre obscure
en été, ne savent pas que
la vie ne dure, lorsque
en cette terre, reste mûr
le fruit qui ne perdure
que sur le sol sec de la figure.
p.227
LE BOIS
Les ténèbres du bois sont
vertes (bien qu'elles soient
des ténèbres).
Il faut comprendre :
tout ce qui brille, sans
se voir,
dans le secret des bois.
Je traverse le bois
en un songe
aussi vert que la ténèbre
qui l'entoure.
p.118
ZOOLOGIE : LE CHAT
Un chat, à la maison, seul, monte
sur le rebord de la fenêtre pour, de la rue,
être vu.
Le soleil frappe les vitres et
réchauffe le chat qui, immobile,
semble un objet.
Il reste ainsi pour susciter
l'envie — indifférent
même si on l'appelle.
Par je ne sais quel privilège,
les chats connaissent
l'éternité.
p.87
ZOOLOGIE :
LES GRENOUILLES DE MATEUS
Quand les grenouilles coassent,
dans le lac, l'eau se réchauffe.
C'est comme si un moteur
sonore
se mettait à travailler ;
et que la monotonie
âpre
d'une consonne
expulsait l'hiver.
p.86
ZOOLOGIE : LE MERLE
Dans la cage, le merle n'a pas le bec plus jaune
que dehors. Il se tasse dans un coin,
le pauvre, et semble honteux ;
— bien qu'il soit ici par la faute de celui qui l'y a mis,
sachant qu'un merle ne tombe pas du ciel.
Il y a de tels oiseaux, que tout un chacun
met en cage, quoique le bec soit jaune.
Ils ne chantent pas. Ne volent pas. Ne parlent pas.
Ce sont des oiseaux aveugles
avec le mutisme des oracles et des muets
avec la lucidité des prophètes.
Tout à fait par hasard, j'ai ouvert
sa cage. Et il est resté là, sans sortir
ni entrer.
p.84