"Il me paraît que le mystique et le poète - abstraction faite de toute croyance religieuse - vivent tous deux une même aventure. Seule différence, mais de taille : le premier est un être de feu, alors que le second ne porte en lui qu'une petite braise."
15 avril
Je relis Les Dits de Bistami, lesquels me parviennent à travers l'amitié qui me lit à leur traducteur, Abdelwahab Meddeb. Si besoin était, ces paroles me confirmeraient que les religions proposent toutes le même enseignement, que les mystiques – en dehors de différences évidentes dues à la personnalité de chacun, à l'époque qui l'a vu naître, à la formation qu'il a reçue, au parcours qu'il a suivi – vivent tous la même aventure.
Ce mystique soufi qui a vécu en Perse au IXe siècle, il ne dit rien d'autre que ce qu'on écrit plus tard les mystiques de la tradition chrétienne tels que Thérèse d'Avila et Jean de la Croix.
Centré sur l'essentiel, Bistami, qui était illettré, ne se perdait pas dans les mots. Sa pensée était limpide et il s'exprimait dans une langue simple et dépouillée.
̶ - Qu'est-ce que le soufisme ?
̶ - C'est le rejet du moi.
̶ - Par quel moyen as-tu obtenu la connaissance ?
̶ - Par un moi nu et un ventre qui a faim.
̶ - Je veux ne plus vouloir.
̶ - … une humilité égale à celle de la terre.
̶ - … il me déposa sur la marche de la lucidité.
p.15-16
Que cherche-t-on dans un livre, sinon à découvrir une vie, un être, une sensibilité, une manière autre que la sienne de percevoir le monde?... Voilà pourquoi j'aime tant les Journaux, les écrits intimes, les Correspondances... En lisant de tels ouvrages, on a l'impression qu'un inconnu est là près de vous, qu'il vous a pris en amitié et choisi pour confident. Et il est passionnant de recevoir ce qu'il a à vous dire, de pénétrer dans son intériorité, de revivre en le savourant ce qu'il a vécu et que ses mots magnifient.
11 avril
Pluie. Froid. Début d'angine.
Alors que ces précédentes années je n'ai plus
écrit de poèmes, il m'en est venu une vingtaine au
cours de ces deux derniers jours. Ils ont trait à l'aven-
ture intérieure, mais je sais ce qu'ils valent. A force
de réduire, de dépouiller, je crains d'aboutir à des
épures qui ne gardent rien de la terre dont ils éma-
nent. Cependant, il m'est impossible d'écrire diffé-
remment. L'extrême intensité ne peut se livrer que
par une parole brève et nue. (L'intensité dont il s'agit
provient de la condensation qui se produit à l'instant
de la saisie, à la seconde où l'œil capte ce qui va se
projeter dans les mots.)
p.12
"N'avoir pas connu la guerre, la déportation, les camps d'extermination, l'exil, c'est assurément devoir se compter parmi les grands privilégiés de la vie."
29 avril
Ce matin a été diffusée l'émission consacrée à Catherine de Sienne et à laquelle j'ai participé pour une modeste part. Mais je n'ai pu écouter cette émission, car ici, derrière ces montagnes, il est impossible de recevoir France Culture.
Il y a plusieurs années que j'ai lu ses écrits, et depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à cette femme au fascinant destin.
Dotée d'une formidable énergie, d'une exceptionnelle faculté de concentration, elle n'est jamais allée à l'école, mais ce qu'elle voyait, observait, entendait, elle ne l'oubliait plus.
Son intelligence. Sa simplicité. Sa transparence. Son inépuisable vitalité.
A vingt-trois ans, elle a paru mourir. Mais peut-être ne s'agissait-il que des affres de la mort à soi-même. Au sortir de cette agonie, elle découvrit qu'elle était née à son être véritable. Durant les dix ans qui lui restaient à vivre, elle s'est mise au service des autres, s'est consacrée à aider, enseigner, consoler, soigner…
Sa joie et l'amour dont elle débordait agissaient comme un aimant. De partout, on accourait pour la voir, l'écouter, demeurer en sa compagnie. Quand elle se déplaçait, il arrivait qu'elle soit suivie par une vingtaine de personnes.
Ces quelques phrases d'elle dont je me souviens :
- Sans feu intérieur, vous ne ferez rien.
- Infinie dans son essence, l'âme désire infiniment.
- La vertu s'acquiert par ce qui lui est contraire.
- Quoi qu'il advienne, l'âme est inébranlable.
Elle est établie sur la pierre vive. Elle a vu, elle a connu.
p.23-24.
"Pour être capable de lâcher ainsi les amarres et de partir au hasard des routes en étant démuni de tout, il faut assurément ne plus craindre ni la peur ni l'angoisse."
3 mai
Je est un autre. Cette formule de Rimbaud, elle a souvent occupé ma pensée, mais je n'arrive toujours pas à saisir ce qu'elle peut bien signifier. Dans la mesure où nous sommes souvent scindés, souvent deux – l'être social et l'être intérieur, le moi et le soi, celui qui observe et celui que est observé, celui qui juge et celui qui est jugé … ̶ si l'une de ces parts s'exprime en disant je, l'autre ne se reconnaît pas dans ce qui est exprimé, et peut-être alors se trouverait-elle fondée à penser : ce je qui parle est autre que ce que je suis.
Si souvent, si souvent, nous avons ce sentiment d'être en complet décalage par rapport à ce que nous énonçons.
p.27-28