Vous est-il déjà arrivé de vous réveiller transformé ? Vous me répondrez que certaines nuits sereines vous rendront dès le lendemain matin la meilleure des personnes, affable et disponible aux autres et, qu'à l'inverse, une nuit horrible et peuplée de cauchemars fera de vous la personne qu'il faut absolument éviter de toute la journée. Parfois, l'envoûtement d'un rêve érotique vous fera devenir, qui une Aphrodite, qui un Adonis, pour le plus grand plaisir de la personne qui partage votre toit et même votre couche... Ici, le mot couche est à prendre bien sûr dans son sens ancien, noble et littéraire...
Mais non, ce n'est pas sur ce terrain que je veux vous entraîner ce soir. Je vais vous préciser ma question : vous êtes-vous réveillé transformé physiquement ? Totalement transformé, pas simplement ébouriffé, bouffi, ballonné ou les yeux cernés, ce qui est à peu près les seules transformations que la nature daigne généreusement nous accorder dès potron-minet...
Je veux dire : transformé à la manière dont se réveille un fameux matin Gregor Samsa. C'est-à-dire avec de petites pattes grêles et velues et une carapace à la place du dos.
De quoi surprendre et réveiller définitivement l'être cher encore légèrement endormi à vos côtés qui glisse cependant vers votre corps une main lascive et audacieuse !
Gregor Samsa, qui se réveille un beau matin en cancrelat, est le personnage principal de ce court roman de la taille d'une nouvelle. Gregor Samsa est un représentant de commerce harassé par la charge de son travail et par l'oppression de son employeur. Ce n'est pas tant le fait de découvrir sa métamorphose en monstre qui l'émeut ou le terrorise, mais le fait que toute cette histoire risque de le mettre en retard et menace de lui faire perdre son emploi.
C'est une expérience la plus absurde qui soit, non seulement se réveiller ainsi, mais surtout réagir ainsi...
Le fondé de pouvoir en sa personne arrive aussitôt au domicile de Gregor Samsa au grand émoi des parents et de la soeur de celui-ci, tandis que la porte de la chambre du jeune homme demeure close, tandis qu'il cherche désespérément à trouver les gestes qu'il faut réapprendre pour s'extraire de son lit et aller ouvrir l'huis où l'on cogne furieusement...
Cette histoire est le récit inouï et absurde d'une métamorphose irréversible, à laquelle le lecteur n'assiste pas finalement puisque tout est accompli déjà lorsque viennent les premières phrases, c'est-à-dire lorsque se réveille Gregor Samsa.
Récit fantastique ! me direz-vous.
Texte fantastique ? Réalisme pur ? Réalisme imaginaire ? Oscillation entre le naturel et le surnaturel ? Et s'il était impossible de situer ce texte ? Et si c'était ce que voulait Kafka justement ?
La force du récit tient plus dans sa dimension absurde que fantastique et dans sa manière de décrire le comportement des proches de Gregor Samsa, c'est-à-dire notamment ses parents criblés de dettes et qui vivent à son crochet ainsi que sa soeur.
Dans ce début d'animalité pour ne pas dire de monstruosité qui vient frapper notre jeune représentant de commerce et qui scelle la fin de son humanité,
Franz Kafka déroule avec une froideur et un réalisme implacables les conséquences qui s'ensuivront, des enchaînements logiques et irrémédiables, qui vont mener cette métamorphose jusqu'à son terme.
On ne sait rien du pourquoi de la chose, ce qui s'est passé durant la nuit qui a précédé son passage d'être humain à cancrelat.
Sa métamorphose en fait un monstre du jour au lendemain et nous assistons à son rejet progressif, à son exclusion de la société, à commencer par la cellule professionnelle, puis celle familiale. Gregor Samsa n'est plus qu'un insecte et dès lors il ne compte plus pour personne...
Dans cette métamorphose, on découvre que l'existence de Gregor Samsa était alors ployée sous l'oppression de sa famille ainsi que de celle de son employeur.
J'ai cherché alors un semblant d'humanité dans les battements d'ailes d'un cancrelat et je l'ai trouvé.
La question posée n'est pas simplement celle de
la métamorphose corporelle : que reste-t-il de Gregor Samsa alors qu'il pense, devient brusquement lucide sur sa condition humaine d'avant et qu'il n'a plus son corps d'être humain ?
La vraie métamorphose de ce récit ne serait-elle pas alors
la métamorphose sociale, cette famille qui change de
regard, cet employeur qui considère différemment ses employés dès lors que ceux-ci n'entrent plus dans la norme... ?
Je vous vois venir...
On voudrait y voir une allégorie, un symbole de la condition humaine. On voudrait croire que ce texte continue d'avoir du sens un certain 05 août 2022.
« Pas de métaphore ici », disait
Franz Kafka. Tout de même Franz, vous exagérez un peu, non ?
Si vous en êtes d'accord, je propose de désobéir à ce cher
Franz Kafka.
Gregor Samsa se souvient d'une vie aliénante, de voyageur de commerce, harassé, passant sa vie dans les trains et les hôtels, il se souvient de ce que sa vie avait d'inhumain... Il se souvient qu'il travaille exclusivement pour solder la dette de ses parents... Sans compter la pression qu'il se met sur le dos. Toute cette vie est inhumaine, voyons...
La paradoxe de
la métamorphose en cancrelat révèle l'inhumanité de sa vie d'avant.
Gregor Samsa est presque plus humain en cancrelat dans son lit que lorsqu'il était un voyageur de commerce faisant son travail comme une petite fourmi...
C'est un jeu de renversement où l'animal permet de découvrir l'inhumanité qui est tapie en l'homme.
Il y a un génie de la description chez Kafka, le lecteur est présent à l'intérieur de chaque phrase. On vit la même douleur, physique, morale, qu'évoqué ici dans celle que ressent Gregor Samsa dans sa chair...
L'horreur du récit tient à si peu de choses. Tout de même, certaines descriptions sont insupportables et l'on voudrait être rassuré en n'y voyant qu'un récit fantastique. Mais voilà, le texte surprend par quelque chose qui nous échappe, le narrateur nous met mal à l'aise dès le départ et nous le croyons, c'est terrible, c'est sidérant, nous prenons acte de son malheur non pas pour entrer en compassion. Ce qui est terrible dans ce texte, c'est que le lecteur est pris d'une envie de prendre une pelle et un balai et de se débarrasser de cet horrible insecte qui traîne et gesticule sous nos yeux.
Au-delà de sa forme, ce roman ouvre plusieurs portes de réflexion sur des sujets de premier ordre comme le bien et mal, la dépendance, le travail, les rapports sociaux et la famille.
Longtemps, Kafka vécut au crochet de sa famille, une sorte de Tanguy avant l'heure, à tel point qu'un jour son père le traita de parasite. Faut-il y voir ici un clin d'oeil espiègle, même si j'ai le sentiment que le mot espiègle ne convient pas totalement à la personnalité de Kafka ? J'ai du mal en effet à imaginer
Franz Kafka en boute-en-train, mais on connaît mal les gens...
Il est des lectures qui métamorphosent à jamais le lecteur...
J'espère que nous n'aurez pas le cafard en lisant ma chronique.