J'ai terminé la lecture du Château il y a un mois environ ; j'ai sciemment laissé infuser en moi les impressions produites par ce roman avant de tenter une quelconque manoeuvre d'organisation de ma pensée à son propos.
Je viens de relire les contributions de plusieurs commentateurs de Babelio, toutes très pertinentes : celle de JacobBenayoune, par exemple, offrant un panorama très intéressant du déroulé de la narration ; celle de Bobby_The_Rasta_Lama, beaucoup plus interprétative, notamment sur la dimension d'oppression générée par le système, sur le rôle joué par chacun dans la perpétuation de ce système ; celle de Luniver, très interprétative également, mais selon d'autres dimensions de l'oeuvre, notamment celle des faux-semblants ou de la critique de la machinerie administrative ; celle de CorinneCo, qui insiste, elle, sur la symbolique même du château, sur l'ombre qu'il renferme, sur son origine pragoise ; celle de dourvach qui replace cette oeuvre à la croisée de ses influences culturelles multiples, tant reçues que suscitées…
On pourrait prolonger ainsi la « revue de presse babélienne » quasi indéfiniment. Toutes ces recensions insistent sur le caractère trouble, insaisissable du roman, sur cette grille à très multiples entrées, sur la nécessité — ou l'impossibilité — d'interpréter cet écrit qui, a priori, résiste à notre entendement. Tous insistent sur le côté à la fois cauchemardesque, parfois drôle, souvent incohérent et déstabilisant de la narration, en gros, le fait qu'on ne sache jamais si c'est du lard ou du cochon.
Bon, nous voilà bien avancés avec ça ! Tous les commentateurs ont précisé également que l'oeuvre était inachevée, et c'est par là qu'il me faut, je pense, commencer à cheminer dans mes réflexions. Je n'ai pas lu énormément de comparaisons entre
le Procès et
le Château, pourtant, tant le nom du protagoniste que l'ambiance générale devraient nous y inciter : même pataugeage dans les arcanes d'une administration, même incompréhension, même sentiment de stagnation, de verrous à tous les niveaux.
Toutefois, il y avait quelque chose de très, très clair dans
le Procès, qui n'apparaît pas ici :
Franz Kafka nous posait intimement deux questions limpides qui étaient : Qu'est-ce que la culpabilité ? Qu'est-ce que la loi ? Il y avait un sens très net au roman : tout
le Procès consistait à nous faire nous questionner sur ces notions. Personnellement, je pense que si
le Château n'est pas aussi net dans le questionnement qu'il suscite, c'est justement en raison de son inachèvement. Plusieurs commentateurs évoquent le fait que l'auteur aurait eu l'intention de faire mourir K. d'épuisement à la fin… oui, bon, et après ? Est-ce très différent de la fin de Joseph K dans
le Procès ? Ça ne me semble pas être un élément crucial, ni même le plus intéressant.
Ainsi, le sens final à donner au roman demeure ambigu, mais, je le répète car je crois que c'est important de le garder à l'esprit, selon moi, ceci est directement imputable à son inachèvement : Kafka semblait très bien savoir où il allait, et le dernier chapitre s'arrête au beau milieu d'une phrase, comme pour nous rappeler que tout n'avait pas encore était façonné de l'oeuvre. Pourtant, il y a quelques éléments qui me semblent parlants et qui n'ont pas été relevés dans les commentaires que j'ai mentionnés : le premier, le plus évident de tous, est la symbolique propre de l'arpenteur.
Franz Kafka nous dit, nous répète à longueur de roman, que K. est arpenteur. D'aucuns prétexteront volontiers que cette profession est tout à fait anecdotique et que l'auteur aurait pu en choisir bien d'autres. Certes, mais il s'avère qu'il a choisi celle-là : c'est une profession qui n'est ni très répandue, ni dénuée de connotations, ce me semble. Que fait un arpenteur ? Il prend des mesures, il donne la mesure. La mesure de quoi ? D'un terrain, d'un espace.
Aussi conçoit-on que lorsqu'il s'agit d'une autorité donnée, le domaine sur lequel va s'exercer son pouvoir revêt tout de même quelque importance. En l'espèce, nous avons ici affaire à un Château, qui symbolise l'expression d'un pouvoir, d'un gouvernement et un certain K., qui pénètre dans la circonscription du Château — manifestement sans y avoir été convié — en qualité d'arpenteur, c'est-à-dire, de celui qui doit reprendre, vérifier, redéfinir les mesures des terrains sur lesquels s'exercent les lois édictées par
le Château, ou, du moins, dont il est le garant de l'exécution.
On comprend que l'accueil reçu ne soit pas des plus chaleureux. Qu'est-il, ce K. ? Un étranger : il ne connaît rien des us et coutumes locales. Mais il veut tout de même s'imposer, avoir à la fois une place et jouir d'un certain respect de la part des autochtones, qui tous l'éventent à trois kilomètres et n'ont de cesse de le chasser de chez eux. On lui fait comprendre à tout bout de champ qu'il n'a pas sa place dans le village, que la vie se déroulait très bien sans lui auparavant.
On sait que Kafka et
Max Brod, par l'entremise duquel le roman nous est parvenu, étaient des sionistes convaincus, et la tragédie de K. dans tout
le Château, c'est de n'avoir nulle part où aller. D'où son insistance à vouloir coûte que coûte obtenir une place dans le village ou au sein de l'administration du Château, quitte à devenir concierge de l'école ou simple serviteur. Ce qu'il veut, avant tout, c'est être accepté en tant que K., avec ses exigences, qui ne sont pas si nombreuses, mais sur lesquelles il sait se montrer inflexible. Ça me paraît refléter très exactement l'ordinaire de la condition juive de l'époque en Europe.
J'en veux pour preuve un autre élément, qui n'est pas souvent mentionné par les commentateurs, et qui, pourtant, crève les yeux : il s'agit du destin de la famille d'Amalia (en plus de son cas particulier à elle, on nous parle abondamment de son frère Barnabas et de sa soeur Olga). Rien qu'en termes volumétriques, c'est impressionnant. Il nous est parvenu 25 chapitres du Château, les chapitres 2, 15, 16, 17, 18, 19 et 20 ne traitent que de ça, laissant quasiment tomber le fil de la narration principale centrée autour de K. (et accessoirement de Frieda).
Pourquoi Kafka irait-il s'encombrer d'un gros machin qui n'a aucun rapport — semble-t-il de prime abord — avec le reste, si ça n'était pas un élément important à ses yeux ? Que nous racontent-ils, ces épisodes ? La relégation d'une famille, victime de on-dit et d'accusations fallacieuses, pour avoir refusé de faire les yeux doux à un fonctionnaire. D'après moi, ça sent l'affaire Dreyfus à plein nez, et tout plein d'autres cas plus ou moins similaires de par le monde à cette époque-là. Olga précise que son père a tout fait pour réhabiliter sa famille, en pure perte, au propre comme au figuré. Si ça, ça n'est pas une évocation, une allégorie de la condition de la minorité juive, ou, à tout le moins, du sort subit par certains Juifs d'Europe à cette époque-là, je ne m'y connais plus sur rien.
Mais ce n'est pas tout. K. est jugé responsable de tous les maux endurés par tous ou presque. La patronne de l'auberge accuse K. de lui avoir troublé sa tranquillité, d'avoir perdu la réputation de Frieda (tout allait si bien pour elle avant sa venue !), même Pepi, à la fin, l'air de rien, lui dit en substance : « T'es un brave gars, K., mais c'est à cause de toi que j'ai perdu ma bonne place au bar. » le maire lui fait entendre la même chose, l'instituteur également, l'alerte donnée à l'hôtel des messieurs, bref, tout est de sa faute. Voilà encore un très grand classique du « mal universel apporté par les Juifs », tel que le définissent les ennemis de tout temps et de tout poil du peuple juif.
Voilà dégagé, selon moi, un premier axe, une première potentialité interprétative non négligeable du roman. Il y en a d'autres, vous vous en doutez.
le Procès nous interrogeait sur Qu'est-ce que la culpabilité ? et Qu'est-ce que la loi ? J'ai le sentiment que
le Château nous interroge sur Qu'est-ce que le pouvoir (ou le gouvernement) ? et Comment s'exerce ce pouvoir ?
Beaucoup de commentateurs ont mentionné le portrait corrosif que
Franz Kafka dresse de l'administration, de son incroyable vacuité, de son inutilité, finalement. Si l'on
regarde l'histoire récente et que notre
regard se tourne très légèrement du côté de la Belgique des années 2010-2011 et ses 541 jours sans gouvernement (environ un an et demi), on s'aperçoit que la Belgique n'a pas été plus mal gérée avec que sans son gouvernement (beaucoup de nos amis belges affirment même que c'était beaucoup mieux). Est-ce la preuve que le gouvernement ne sert à rien ? Personnellement, j'aurais tendance à le croire.
David Graeber dans son ouvrage fameux
Bullshit jobs souligne le caractère éminemment inutile, voire nocif de beaucoup de professions administratives — qu'elles soient du public ou du privé d'ailleurs, car, c'est simplement une question de taille : il est rare qu'une entreprise privée atteigne la taille d'une administration publique, mais si par hasard elle l'atteint, on y retrouve la même quantité d'échelons creux et dénués d'utilité que dans n'importe quelle administration publique. Plus la distance est grande entre les décideurs effectifs et ceux qui exécutent concrètement les tâches, plus il y a de boulots à la con : le corps de la pyramide est toujours creux, seuls comptent la base et le sommet.
Ainsi, dans
le Château, l'auteur nous décrit une administration nébuleuse : on ne sait jamais trop qui prend les décisions, ni même s'il y a des décisions de prises. Finalement,
le Château, en tant que gouvernement, est plutôt discret. Ce qui l'est moins, en revanche, ce sont tous ces rouages intermédiaires de l'exécution concrète du pouvoir. Et là Kafka nous interroge énormément : est-ce le gouvernement qui exige toutes ces choses ou sont-ce les innombrables corps intermédiaires ?
le Château est avant tout l'idée qu'on s'en fait, on essaie de deviner par avance ce qui plaira ou ce qui ne plaira pas à Klamm, le représentant, l'incarnation de l'administration, sans même qu'il ait demandé ni stipulé quoi que ce soit. En somme, l'enfer, le monde kafkaïen, c'est avant tout le fait de chacun de ces acteurs, qui par leur comportement, par leurs actions supposées utiles, rendent la vie de tous imbuvable.
On a souvent parlé du fait que Kafka aurait anticipé les grandes dictatures du XXe siècle. Parlons-en des dictatures du XXe siècle : derrière les affres du stalinisme, qui y avait-il ? Monsieur Tout-le-monde, qui bien gentiment dénonçait son voisin, pour un intérêt quelconque, règlement de compte ou simple espoir de s'approprier son logement jugé plus spacieux et confortable que le sien. Un système horrible n'est horrible que parce que les gens sont partie prenante de ce système. Si tout le monde disait non, il n'y aurait plus de système.
Stanley Milgram développe abondamment et apporte des éléments scientifiques à l'appui de cette affirmation dans son remarquable ouvrage
Soumission à l'autorité.
C'est sur ça, je crois, que Kafka nous invite à réfléchir, sur ça plus que sur la lourdeur administrative, qui elle est tout simplement risible et un sous-produit de la multiplication des niveaux de décision. Les babélionautes ont souvent insisté sur le cocasse, le comique inhérent à certaines situations et c'est vrai que certaines le sont : par exemple lorsque la patronne de l'auberge tombe en pamoison en ressortant sa vieille photo pourrie d'un messager du Château en train de s'exercer à sauter par-dessus un fil, ou bien encore lorsque Erlander, au chapitre 24, demande à K. de réintégrer Frieda au bar, non pas parce que cela a perturbé Klamm, dont on nous précise que rien ne le perturbe, mais parce que cela pourrait éventuellement le perturber, et d'ailleurs, que c'est le retour de Frieda qui risque de le perturber, et qu'auquel cas il la fera renvoyer, etc.
On voit bien qu'on n'est plus très loin d'un comique à la
Ionesco ou même carrément à la Goscinny, je pense notamment à une scène du 20ème de Cavalerie, où des militaires sont assiégés dans un camp, sans vivres. Lucky Luke demande : « Que font-ils ? » On lui répond : « Ils font semblant d'éplucher des patates. Ce sont les punis de corvée de patates. Ordre du colonel : patates ou pas patates, la vie du 20è de cavalerie doit continuer comme si de rien n'était. » Un maton ajoute : « Et faites semblant de faire des épluchures fines, vous autres ! le colonel fera semblant de les examiner ! »
Mais c'est un certain type d'humour. Beaucoup sont ceux qui ne le verront peut-être pas, car nous sommes ici à la frontière de l'humour et d'autre chose. Personnellement, j'étais pliée en deux en imaginant la scène du messager plissant les yeux sous l'effort en faisant son saut en hauteur et la patronne ne l'ayant vu qu'une fois, gardant ceci comme une relique indépassable. Mais c'est un peu comme en voyant le film Lonesome Jim de Steve Buscemi : certains y voient de l'humour et rigolent, d'autres y voient seulement du tragique et ont un sentiment de malaise.
Voilà pourquoi c'est si dur, l'humour, car ça dépend grandement de ce qu'on a vécu avant. Il n'y a pas à s'affliger de percevoir ou de ne pas percevoir l'humour, à tel ou tel endroit, dans telle ou telle oeuvre, car l'humour découle uniquement de la perception d'un décalage. En fonction de l'endroit d'où l'on part, des référents que l'on possède, on perçoit ou on ne perçoit pas le décalage. C'est exactement comme lorsque
Pierre Desproges nous affirme qu'il imite parfaitement l'accent cancéreux de son père, mais qu'en général, ça ne fait rire que sa femme et ses gosses. Certains vous diront que
le Château n'est pas drôle du tout. D'autres, comme moi, vous diront qu'il y a des scènes carrément tordantes. La vérité est probablement logée quelque part entre ces deux extrêmes, si tant est qu'on puisse parler jamais de vérité.
Résumons-nous : premier axe, l'enfermement lié à la condition juive, il n'est d'ailleurs pas exclu, dans mon esprit, qu'à l'image d'autres textes de Kafka, il juge qu'une part importante de cet enfermement provienne des rites juifs eux-mêmes, du contrôle omniprésent de la communauté sur l'individu (l'indiscrétion des assistants de K. m'évoquent le
regard intrusif de la famille, peu respectueuse de l'intimité de son jeune couple avec Frieda). Deuxième axe, le poids que tous, nous faisons peser sur chacun en appliquant scrupuleusement ces fameuses règles édictées par un pouvoir distant, nébuleux, omniscient et omnipotent, règles qui nous pourrissent la vie à tous et qu'on s'empresse pourtant d'appliquer méticuleusement, avec zèle, en allant parfois plus loin que ce qu'exigerait la règle même.
Troisième axe (car il y a bien plus de deux axes à ce roman, vous vous en doutez). le troisième axe ? Mais où est-il spécifié qu'il faille couvrir tous les axes suscités par un roman au cours d'une critique sur Babélio ? les troisième, quatrième et cinquième axes, ainsi que tous les axes qui m'auront échappé, cherchez-les, vous mêmes, sans l'entremise d'un quelconque échelon administratif supplémentaire : privilégiez les pyramides courtes, directement de Kafka à vous.
Qu'en est-il maintenant de l'impression littéraire produite par la lecture du Château sur moi ? Ouais, bof. J'ai plutôt aimé, mais sans plus : ce ne fut jamais la grosse éclate, littérairement parlant. Pas imbuvable, mais pas jouissif, selon mes propres critères et mes propres sensibilités. Toutefois, comme à chaque fois, comme toujours et à jamais, ça n'est là que mon avis, dont vous savez ce que je pense, et le mieux que l'on puisse faire, c'est toujours de lire un livre pour s'en faire sa propre opinion. Alors, à bon arpenteur, salut !