Ma tante, spécialiste ès romans policiers/ enquêtes/filatures en tous genres, m'a rendu ce roman (que je lui avais prêté avec enthousiasme) en ces termes : cette merde ne tient pas la route. Oui, ma tante est lapidaire. Et brute de décoffrage aussi. Cartesienne. Alors, Tatie, ma sensibilité aux qualités poétiques de l'écriture, elle s'en tamponne. Des faits et de la vraisemblance, bordel.
Diantre, me voilà tout penaud dans le métro du retour avec mon livre sous le bras, en pleine remise en question. Je m'y suis pris comme un manche. Je l'ai appâtee avec un mystère à résoudre, en espérant qu'elle ressente la même fascination que moi, face à cette énigme ouatée, ces faux-semblants sous la surface pimpante et tranquille d un campus universitaire.
Dès l'introduction, terrible mais d'une douceur folle, on sait qu on est chez
Kasischke et que le rêve américain va virer au cauchemar intime. Une
jeune beauté étendue morte dans la neige et la nuit, à quelques pas d'une voiture accidentée. Craig, le chauffeur et petit ami de Nicole (la morte) ne s'en remettra pas, montré du doigt et traité de meurtrier par la sororité de la donzelle trepassée. Mais au semestre suivant, Craig revient au campus, hébergé par son ami Perry, lui-même persuadé que Nicole n'est pas morte. Ajoutez à cela Shelly, la prof de musique, première arrivée sur les lieux de l accident et dont le témoignage, ne concordant pas avec la version officielle, a été plus ou moins étouffé, et Mira la prof d'anthropologie spécialiste des rituels funéraires. Bref, tout cela va virer à la paranoïa et à la possible histoire gothique de revenants vengeurs... à moins que?
Le pitch "foisonne" et tient en haleine, mais la vérité est ailleurs (dixit Mulder & Scully), l'esprit retors de
Kasischke et son style vaporeux nous entraînent à coup de flashbacks toujours plus loin dans cette histoire à dormir debout, toujours plus au fond. Chaque strate ajoute à l'inquiétude, chaque personnage gagne en humanité et en complexité, alors que ce campus commence à ressembler à un havre des morts. Retour du refoulé?
On connaît le plaisir de
Kasischke à défoncer la façade du rêve américain, elle y arrive ici une nouvelle fois par la force de sa grâce poétique, arme beaucoup plus contondante qu'il n'y paraît.
En effet, l'auteur se revendique poétesse à l'origine et avant tout. Beaucoup d'images et annotations sensorielles dans son écriture, sur la nature, les saisons, les paysages, la neige souvent, blancheur immaculée qui recouvre et assourdit l'angoisse tapie en dessous. Parce qu'avec son regard intuitif, la dame a toujours perçu l'inquiétude et les sales secrets derrière les portes closes des petites villes du Michigan, pulls rose angora et peines d'amours adolescentes qui cachent cadavres dans le placard et oreilles coupées dans les champs. Vous avez dit Blue Velvet? Oui,
Kasischke revendique ce film, non comme influence mais comme concordance de sensibilités. Vous auriez pu dire Twin Peaks, ça marche aussi. Tiens, Tatie ayant adoré Mulholland Drive, j aurais dû utiliser l'argument lynchien...
Bref, l'auteur n'aime rien tant que d'élucider les énigmes portées par ses personnages et mettre à jour tout un monde parallèle angoissant.
Le système d'écriture est parfaitement élaboré et, comme dit souvent, se rapproche de
Joyce Carol Oates, mais j'y vois aussi des concordances avec
Joyce Maynard, dans cette écriture à l'américaine méticuleuse et sensible. Un tout petit bémol néanmoins, sur cette efficacité bien rodée issue des ateliers d'écriture des universités américaines et qui pourrait devenir systématique (le travers dans lequel tombe parfois
Esprit d'Hiver, à mon sens) : anecdotes inquiétantes utiles à l'intrigue/flashbacks signifiants/intériorité sensitive.
Néanmoins ici, par la maîtrise de sa narration, son architecture élaborée, son style sensible tout en images douces et cruelles à la fois, l'auteur nous mène par le bout du nez. Vivants hantés par les morts, deuils impossibles, les souvenirs contaminent et soulagent à la fois.
Donc, non, ce livre n est pas un roman policier, c' est un roman de
Laura Kasischke. Et tant pis pour Tatie qui ne goûte pas tant de délicatesse morbide.