Pages miraculeuses nous invitant à pénétrer dans la forêt de fleurs, à savoir nous enchanter pour la Terre comestible et à atteindre la complétude…
Kapka Kassabova est une auteure bulgare qui vit en Écosse, dans les Highlands. de son enfance bulgare, lui sont restés les souvenirs précieux de sa grand-mère avec laquelle elle partait en expéditions-cueillettes dans les forêts d'altitude truffées de fraises, glanant également les orties, à la fois médicaments pour l'arthrite de son aïeule et délicieux à savourer en beignets. Les souvenirs de sa grand-tante également, totalement auto-suffisante, au riche jardin vivrier, sources d'innombrables plats, magicienne des bocaux de yaourt, du jus de sureau, de la récolte du miel… « Ainsi naquit mon enchantement pour la terre comestible ».
Un printemps, l'auteure décide de revenir sur sa terre natale pour rencontrer les derniers cueilleurs. Elle souhaite apprendre d'eux, se reconnecter à ce savoir ancestral, elle qui connait bien les plantes mais qui se sent seule, prenant parfois la cigüe pour du cerfeuil sauvage…
Véritable concentré de connaissances géographiques et historiques sur cette petite région des Balkans, territoire traversé par ce fleuve imposant qu'est la Mesta dans lequel se jettent de multiples rivières, et bordé de massifs montagneux et sylvestres ; traité délicat, ancestral mais aussi mythologique, voire magique, sur les plantes médicinales et la phytothérapie ainsi que les médecines alternatives ; ode poétique à la nature ; manifeste touchant mettant à l'honneur un peuple mosaïque. Tel est ce livre, Élixir, véritable élixir.
Élixir c'est donc tout d'abord un précis sur les plantes médicinales et comestibles. Nous apprenons beaucoup sur ces plantes (mais aussi sur les champignons) qui guérissent et qui adoucissent nos démons, leurs origines, les remèdes qu'elles soignent, la façon de les prendre, manière parfois très ésotérique et associée à des rites ancestraux, la façon de les cuisiner éventuellement, mais aussi la mythologie associée aux simples et l'histoire décriée de la phytothérapie, longtemps perçue comme remèdes de sorcières et rejetée par la médecine traditionnelle. C'est passionnant.
Ainsi ai-je appris, entre mille et mille autres choses, que le basilic sauvage, aussi appelée « patte de chat » est bon pour les problèmes féminins, les indigestions, les reins, la prostate et la peau. Que la gentiane a d'incroyables propriétés antibactériennes, elle nettoie les voies digestives et hépatiques. Que les racines d'arum tacheté servent à purger les viscères, que l'Achillée millefeuille fait des miracles contre les problèmes de femme. Que la valériane est administrée en cas d'insomnie mais aussi appliquée sur les vêtements des amants en Europe centrale pour repousser les « elfes envieux »…
Le livre est composé de quatre grands chapitres consacrés aux quatre éléments : le feu, la terre, l'eau et l'air car, comme l'explique l'auteure, dans la pensée taoïste, la personnalité constitutive de tout individu est un microcosme des écosystèmes de la Terre et chacun possède en soi une combinaison d'éléments : le bois, le feu, la terre, le métal et l'eau. Il y a aurait ainsi des êtres de bois, des êtres de terre, des êtres de métal avec des éléments dominants. Et les plantes portent précisément l'une le feu, une autre la terre ou encore l'eau. Se connaitre, et connaitre les plantes permet ainsi d'atteindre l'équilibre, de modérer un caractère trop impétueux, de calmer une personnalité trop anxieuse. La plante communique à qui la prend toute son essence, sa dominante.
"La médecine populaire et la médecine occidentale se situent aux deux extrémités du spectre humain environnemental. D'un côté, le matérialisme scientifique dépourvu d'âme ; de l'autre, la magie dépourvue de science. Toutes deux vous dissuadent de prendre votre propre bien-être en main. Toutes deux vous maintiennent dans l'ignorance et la dépendance. La médecine occidentale agit sur la manière d'un patriarche trop délicat portant un masque, et la médecine magique à la manière d'une matriarche manipulatrice, son souffle sur votre nuque".
Élixir, c'est ensuite une région mise à l'honneur, un territoire à la géographie complexe et aux hameaux dotés de noms étranges basés sur leur aspect zoomorphique et anthropomorphique. Une carte en début de livre est là pour guider le lecteur.
« Les habitant de la Mesta savaient ce que signifie souffrir. Mais ils avaient quelque chose de précieux : la forêt. Tout y était encore connecté – les sommets, les gens, les plantes. Cet endroit avait conservé quelque chose de l'ancien temps, des espaces sauvages : la médecine, le sens, la magie. La Bulgarie, comme je l'ai découvert, est un des premiers pays exportateurs de plantes médicinales et culinaires. Nombre d'entre elles sont toujours récoltées dans la nature, et le bassin de la Mesta est une plaque tournante dans ce secteur du fait de sa richesse écologique : trois chaines de montagnes, une superposition de plusieurs microclimats, le tout quasiment épargné par l'industrie. Et même par la mécanisation ou la modernité jusque dans les années 1950. L'Etat communiste exploita ensuite la vallée au maximum ».
La Bulgarie, un des plus gros exportateurs européens de plantes comestibles et médicinales, notamment de lavande et de paprika, est également le creuset d'un entrelacement complexe, depuis des siècles, de chrétiens, de gitans, de Roms et de musulmans, les Pomaks, véritable mosaïque mouvante. Si à certains endroits la cohabitation est pacifique, ces derniers y endurent cependant calamité sur calamité, entre massacres, obligations de changer de nom, de nationalités et de coutumes, humiliations, brinquebalés par les vicissitudes de l'histoire, depuis la défaite de l'empire ottoman contre la Russie à la fin du 19ème siècle, l'indépendance de la Bulgarie, les guerres balkaniques, les guerres mondiales, l'arrivée puis la chute du communisme, le rideau de fer.
Ce qui motive également le voyage de l'auteure, au-delà de ses racines, au-delà des plantes et de la nature, est de rencontrer ces gens du bassin de la Mesta, ces gens dans toute leur diversité, de découvrir ce qu'il subsiste de leur connaissance de la terre, de comprendre leurs rites, et d'apprendre d'eux sur les maux et les remèdes, en les écoutant respectueusement et patiemment. Ce livre palpite d'humanité tant les personnes rencontrées, véritable mosaïque eurasienne, personnes jeunes et vieilles, chrétiennes et musulmanes, éleveurs et cultivateurs, artisans et poètes, hommes et femmes, glaneurs, semeurs, guérisseurs, cueilleurs de champignons, émigrants, petits paysans, sont des personnes touchantes et décrites avec justesse. Livrant savoir-faire, vécu, savoirs, traditions, rumeurs, recettes mais aussi contes pour les plus malheureuses qui ne peuvent relater leur terrible vécu et que « dans les contes, vous creusez un trou pour y hurler votre vérité », c'est un kaléidoscope de personnages pittoresque que nous offre l'auteure bulgare, tous inoubliables par leur simplicité, leur humilité, leur générosité et leur sagesse. Des personnes auxquelles je pense à présent.
« Après quoi, il me remettait un sac de tomates et de concombres, ainsi qu'un bocal de yaourt au lait de brebis, dont il se souvenait que je raffolais, car il se rappelait tout des gens.
S'il avait pu mettre dans un sac la Mesta noire, là où jadis des truites impétueuses aux écailles roses descendaient le courant à vive allure tels des reflets traversant furtivement un visage, ses yeux et ses mains de garçonnet à leurs trousses comme s'il pouvait les suivre depuis ces hauts plateaux plongés dans la pénombre jusqu'à la lumière égéenne qu'il ne verrait jamais…S'il avait pu l'ensacher et vous la donner, il l'aurait fait ».
Ce livre est surtout une ode poétique à la nature et un manifeste écologique.
Kapka Kassabova nous convie à prendre le temps de regarder, de humer, de ressentir et à prendre conscience de l'impact de nos activités sur la nature sans pathos, sans leçon de morale, sans vérité proclamée mais avec un regard émerveillée sur la nature et ses éléments. En cela ce livre est magnifique. La jeune femme nous explique sans jugement la baisse de la biodiversité, la disparition des espèces, avec humilité et douceur, sans jamais perdre sa contemplation méditative et poétique pour les choses les plus simples.
« Mon dos absorbait la chaleur du sol et je me muais en ver de terre. le bruissement de la forêt de haricots verts, l'odeur de résine du tas de bois, le sirop de pin de Zaidé dans le bocal, les hirondelles décrivant en silence des cercles sur les cimes – tout frémissait dans la lumière telle une toile d'araignée, puis volait en éclats à mon réveil, visage brûlé, soleil éclipsé ».
Au final, c'est un voyage lent et contemplatif mais aussi érudit, une somme qui ne se lit pas comme la plupart des livres, pour pouvoir en tirer toute la substantifique moelle, toute l'huile, essentielle. Pour que cet Élixir infuse tous ses bienfaits, il faut y aller pas à pas avec
Kapka Kassabova, comme elle nous l'avait proposé dans
Lisière contournant alors les frontières de la Bulgarie, boire délicatement cette substance miraculeuse en cheminant avec elle, en prenant le temps d'écouter les rares habitants de cette contrée désolée qui continuent à cueillir les plantes médicinales et comestibles que nous offre avec générosité la Terre, prendre le temps d'observer leurs faits et gestes, ressentir leurs craintes, leurs peines, en prélevant avec respect une graine sur un capitule de tournesol gorgée de chaleur et le fendre avec ses dents, en buvant une chaude infusion de thym. Il faut humer, respirer, se laisser bercer, qu'importe la longueur, qu'importe les longueurs, toutes ont un sens, celle d'honorer un peuple mosaïque. Et donc il faut écouter…
Kapka Kassabova est ainsi une cueilleuse d'histoires, une alchimiste incroyable, une magicienne à moins que ce ne soit une sorcière, broyant, à l'aide d'une plume sur un carnet, une sorte d'élixir d'éternité, palpitant d'humanité, concassant sa mixture pleine d'énergie et de bonnes ondes hors de portée des lecteurs impatients, avides d'aventures et de rebondissements. C'est une femme sensible et empathique qui prend le temps d'aller à la rencontre des gens, de cheminer longuement sur un territoire, de humer, de gouter, d'écouter avec respect, sans jamais juger.
La lire est une parenthèse enchantée qui transforme le lecteur en citoyen du monde.
Et replonger dans cet élixir, de temps à autre, en humain sachant tendre l'oreille pour percevoir le murmure des plantes et des planètes, humain comble « telle une tasse remplie à ras bord. Être avec les lieux, les plantes et les gens. Nul besoin de but plus abouti ».
Immense coup de coeur, sans aucun doute ma meilleure lecture en cette année 2023 !
Un merci ému à Babélio et aux magnifiques éditions Marchialy pour cette masse critique privilégiée !