Citations sur Voyage à Bordeaux 1989 - Voyage en Champagne 1990 (101)
C'est que le champagne est avant tout une mise en scène. Il est le seul vin qui parvienne à échapper à sa finalité -- être bu.
La coutume du vainqueur ouvrant un magnum à un prix automobile ne vaut que par le jet libérateur. Jamais on ne verra le gagnant trinquer, ce n'est pas le but recherché. Il a fallu que le bouchon d'un double magnum de Moët trop chaud sautât sans prévenir, en 1966, à l'arrivée du circuit du Mans, pour que cette pratique s'institue, le pouce essayant en catastrophe d' arrêter l'écume. Il était inévitable que certains auteurs frottés de freudisme voient dans cette force rendue libre le jaillissement du liquide séminal tant il est vrai que ce vin est riche de métamorphoses et d'images symboliques.
Le champagne est "libérateur", à l'image de ce bouchon qui saute, déchargeant une énergie emprisonnée.
Les bulles instables et éphémères soulignent la ferveur et l'instant avec cette vaine certitude que "tout est possible".
Ce Rien en attente d'une plénitude possède un pouvoir remarquable. Il donne toute sa force chimérique au champagne, vin de l'illusion. L'illusion est une chose merveilleuse, elle consiste à confier à un mot magique, champagne, un instant exceptionnel.
Une fois crevée la bulle à la surface, il ne reste plus rien. En expirant, elle a disparu. Mais voici qu'elle réapparaît, se renouvelle en rendant l'âme dans le même mouvement. La bulle : ce qui n'est pas encore, ou n'existe plus. C'est aussi la définition du néant. Quand on veut évoquer la vacuité, une forme d'indigence, on dit : ce ne sont que des bulles...
Cette impulsion vers le haut que souligne la bulle lie le champagne à l'image du froid, des hauteurs, de la pureté. Il faut que le champagne soit dans le seau emmaillotté de glaçons, pétrifié dans le froid mais non "frappé".
Le champagne, lui, est fils de l'air. L'air est le principe qui s'oppose à la terre. Entre le bourgogne et le champagne, vignobles voisins et issus de mêmes cépages, il n'existe même pas d'antinomie, ils s'ignorent.
Le bourgogne est un vin terrien, sanguin, compact, il plonge sa substance au coeur de notre pays. Le bordeaux appartient à l'élément liquide. C'est à l'eau, à la Gironde qu'il doit sa réputation. La vigne n'aime pas avoir les pieds dans l'eau mais il faut qu'elle "regarde la rivière", comme on dit dans le Médoc. L'estuaire et l'onde ont fait la richesse du bordeaux. Ils lui ont permis d'atteindre les ports anglais et les villes hanséatiques. Le sauternes est à part. Il est sous le signe du feu. La "pourriture noble" est une dessiccation provoquée en grande partie par le soleil.
Ce qui s'envole est par nature léger, mobile. La force gracieuse de la bulle qui se dresse avec délicatesse appartient à notre imagination aérienne.