Discours chrétiens

Mais, diras-tu peut-être : l'éternité me rendra-t-elle ce que j'ai perdu exactement dans l'état où mon âme s'y est attachée ? Non certes : il ne s'agirait pas alors de gain, comme c'est au contraire le cas : tu le retrouveras éternellement. Mais peut-être se cache-t-il un peu de ruse en ta question. Car pour autant que tu as perdu cette chose, elle t'a été retirée et tu n'es pas l'auteur de ta perte ; mais il ne suit pas encore de là que tu aies vraiment voulu lâcher cette chose. Peut-être, prends-y bien garde ! n'es-tu pas éloigné de recourir à l'éternité pour y retrouver le bien terrestre tel qu'il était dans la temporalité, délices de tes yeux et convoitise de ton cœur : mais cela encore, c'est la perdition. Dans ce cas, en effet, ce que tu veux, ce n'est pas gagner l'éternel de façon éternelle ; tu veux le gagner pour qu'il te rende dans l'éternité ce que tu as perdu de façon temporelle ; en d'autres termes, tu veux perdre l'éternel pour gagner éternellement le temporel et c'est là perdre l'éternel de façon temporelle, c'est la perdition.

Rien n'est plus certain que l'immortalité ; tu ne dois pas te soucier d'en fournir ou d'en recevoir la preuve, y perdre ton temps ou t'excuser de n'en rien faire : crains-la, elle n'est que trop certaine ; ne doute pas de ton immortalité, mais tremble, car tu es immortel.

Mais trahir, c'est le coup le plus douloureux que tu puisses porter à l'amour ; il ne saurait être sensible à aucune souffrance physique, même la plus torturante, comme à la souffrance morale d'une trahison ; car la félicité suprême de l'amour, c'est la fidélité ! [...] Et il n'est pas besoin non plus que quelque chose de terrible m'advienne – cela me suffit : j'ai vu "l'Amour" trahi et j'ai compris quelque chose à mon sujet ; j'ai compris que moi aussi je suis un homme et qu'être homme, c'est être pécheur.

Perdre Dieu de telle sorte que le repentir du cœur brisé a aussitôt hâte de rattraper ce qu'il a perdu ; le perdre en se scandalisant de lui, en se révoltant contre lui ou en soupirant après lui ; le perdre dans le désespoir de le perdre : cela se conçoit ; mais perdre Dieu comme s'il n'était rien ou comme si de rien n'était, cela, vraiment, est terrible !