Quand la plume est aussi acérée qu'une épée, aussi imposante qu'un obus, aussi précise qu'une balle tirée à bout portant. Quand des témoignages, réunis et structurés, permettent de faire exploser la vérité, de dégoupiller les rumeurs et de tuer toute forme d'indifférence et d'oubli. Quand un livre permet de réhabiliter des personnes, de leur offrir dignité et honneur. Quand un écrivain parle à la place de personnes bafouées, dont l'écrit ou l'oral n'est pas la culture, trop petites et démunies face à des monstres tels que le gouvernement ou la police, voire la société…
Voilà ce qu'est cette oeuvre «
Les mensonges du Sewol » du coréen
Tak-hwan Kim, aux superbes éditions l'Asiathèque. L'auteur a en effet pris la plume pour dénoncer, dire la vérité, réhabiliter. Guidé finalement par les mêmes questions que les plongeurs mis à l'honneur ici : est-ce bien et puis-je le faire ? Pour les plongeurs, ce fut une obligation morale d'aller remonter des cadavres afin que les familles puissent faire leur deuil, la réalité de la mort n'étant palpable qu'une fois le corps retrouvé et les funérailles terminées ; et en leur qualité de plongeurs, ils en étaient capables. de même l'auteur estime qu'il est de son devoir d'être solidaire des familles des disparus et des plongeurs, et il a ce talent d'écrivain. D'où ce roman. Roman magistral.
« Je ne veux pas que tout ce qu'ils ont fait, tous les dangers qu'ils ont rencontrés, tous les risques qu'ils ont pris, tous ces moments dramatiques, tombent dans l'oubli ».
« Lisez avec le coeur et indignez-vous avec la tête ! ». Oui, mon coeur déborde et se serre, ma tête s'indigne, après lecture de ce livre engagé et vibrant, véritable hommage, défendant des plongeurs coréens qui, au péril de leur vie, sont allés repêchés les cadavres de personnes après le naufrage du Sewol, ferry sud-coréen assurant la liaison entre Incheon et l'île de Jeju, le 6 avril 2014. Il transportait 476 personnes dont 325 lycéens. Ce naufrage a provoqué la mort de 304 personnes dont 293 retrouvées. Parmi les 304 défunts essentiellement ces lycéens alors en voyage scolaire.
Après cette tragédie, les plongeurs, habituellement taiseux sur leurs missions et tenus par des clauses de confidentialité, ont été maladroits, brutaux, parfois sanguins et volcaniques, bref ils ne maitrisaient pas les codes de la communication. L'auteur se fait ainsi leur porte-parole et donne parole à un des plongeurs, Na. A l'origine ce qui motive Na est de s'opposer à l'inculpation d'un de ses collègues, rendu responsable de la mort d'un des plongeurs. Il écrit donc au juge. Mais c'est aussi l'occasion pour lui d'expliquer le contexte, les interrogations, les incompréhensions, et surtout la recherche, à plus de 60 mètres de profondeur, de cadavres de lycéens…Les passages consacrés à cette recherche sont édifiants, terrifiants, superbement décrits. Comme l'explique Na, repêcher des cadavres signifie se faufiler dans les dédales du bateau en pleine obscurité, éviter les nombreux obstacles dangereux qui gênent la progression, entrer dans les petites cabines, puis, si un corps est trouvé, le prendre en l'étreignant afin de ne faire qu'un avec lui pour se faufiler de nouveau vers les sorties : « Derrière le lit, je distingue des corps. J'enfonce mon bras plus avant et, en tâtonnant, devine la situation. Dans ce réduit, des garçons se tiennent embrassés. Jong-hu et trois autres lycéens ont vécu là leurs derniers instants. En touchant leurs épaules et leurs mains entrelacées, je pleure à chaudes larmes ».
L'auteur mettra ensuite à l'honneur l'indignation, les séquelles parfois irréversibles, tant physiques (ostéonécrose, migraines, maux de dents, tremblements, déchirements musculaires, tendinites) que psychologiques (hallucinations, dépressions, haptophobie…).
A cette narration, s'entremêlent des chapitres dédiés aux « voix du 16 avril », témoignages de protagonistes divers dont l'auteur souhaite conserver trace : parents de rescapés, parents d'enfants décédés, médecins, kiné, psychologue, fiancée de Na avec laquelle il devait se marier : « Dans le face-à-face avec ces interviewés, j'avais l'impression d'être dans une caverne sombre et humide, un nouveau Jonas dans le ventre de la baleine ».
Que dénonce plus précisément ce livre qui a permis, entre autres, de destituer le gouvernement coréen de l'époque ?
- La gestion des premières heures du drame tant sur le bateau où on a imposé aux élèves de ne pas bouger et de rester enfermés dans leurs cabines, qu'au niveau des secours : seuls 8 plongeurs peu expérimentés ont tenté de remonter des survivants les 72 premières heures, délai au-delà duquel il est vain d'espérer de retrouver des survivants du fait de la présence de poches d'air. Or les informations officielles faisaient état de 500 plongeurs. Enorme mensonge alors que les négligences et les retards, la gestion calamiteuse des secours, expliquent ce naufrage et surtout le nombre de victimes. « Les ministres, la police, les journalistes, tout ce beau monde a été défaillant et a manqué à ses devoirs. Au fur et à mesure que le temps passe, je me rends compte que seuls les plongeurs ont été efficaces ».
- le manque de suivi, de soutien et de respect vis-à-vis des plongeurs professionnels qui vont plonger deux à trois fois par jour au péril de leur vie et qui connaissent des conditions de travail dantesques, sans médecin ni psychologues sur la barge pour les épauler, barge sur laquelle directement ils dorment et mangent sans aucun confort. Leurs séquelles physiques et psychologiques vont s'avérer être catastrophiques alors que le gouvernement leur accorde juste quelques mois de soins remboursés après les avoir remerciés de façon irrespectueuse et brutale : « C'était l'hiver. On a eu l'impression d'être balancés, sans combinaison, dans une eau glacée ». de parfaits citrons les plongeurs : on les a pressés et à présent on jette ce qu'il en reste, cette sorte d'écorce rabougrie.
- Les rumeurs au sein de la population qui font dire que les plongeurs ont plongé uniquement pour l'argent gagné (5000wons par cadavre), le business des cadavres s'avérant ainsi juteux, les plongeurs laissant parfois exprès des corps afin de faire monter leurs primes au fur et à mesure des semaines écoulées. le cadavre devenant en effet une denrée rare, donc devant plus cher… rumeurs abjectes qui finissent de détruire les plongeurs. La société coréenne ne sait rien des plongeurs, ce livre permet de les éclairer.
Au-delà de la dénonciation, ce livre est très émouvant. La confrontation entre les plongeurs et les parents de victimes notamment est poignante. Les moments de recueillement près du lieu du naufrage pour les onze familles dont les enfants sont restés dans les profondeurs abyssales, sont déchirants. Les séquelles pour les plongeurs auxquelles nous assistons sont révoltantes ! Mais surtout, surtout, le respect qu'ont les plongeurs pour les défunts repêchés est magistralement traduit, tous les morts étant considérés dans leurs individualités et leurs caractéristiques. C'est comme s'ils prenaient vie sous la plume de
Tak-hwan Kim.
L'auteur a magistralement réussi à ce que l'on n'oublie jamais et les défunts et les plongeurs. Notamment ce plongeur, Na, qui s'est suicidé peu de temps après.
le printemps arrive, la fleur s'ouvre.
La fleur s'ouvre, je suis triste.
Bien cruel est ce printemps.