La Fabrique des salauds de
Chris Kraus est une oeuvre protéiforme : grande fresque historique bien entendu mais aussi tragédie shakespearienne et roman d'espionnage. On a l'impression, à la lecture, de dérouler un écheveau d'événements qui s'enchaînent de façon complexe, alors qu'au fond le fil de l'intrigue repose sur une formule simple : une lutte fratricide entre deux frères Koja et Hub qui aiment la même femme Ev. Canevas on ne peut plus classique d'une tragédie familiale qui va se jouer durant tout le roman. Mais l'histoire de ces trois personnages s'inscrit dans un contexte historique d'une richesse inouïe qui nous fait voyager en Lettonie, en Allemagne, en Russie et en Israël au gré des grands conflits qui ont émaillé le XXe siècle.
J'ai été passionnée par cet aspect du roman qui renvoie aux sombres heures du régime nazi mais aussi de façon beaucoup moins connue aux "dessous des cartes" de l'après-guerre , comme avec la création du BND (service de renseignements allemand) sous la houlette d'un ancien officier de la Wehrmacht, Reinhnard Gehlen, qui, via l'organisation qu'il va mettre en place l'Org, va en faire un véritable repaire d'anciens nazis fraîchement "recyclés". C'est lui qui sera également le chef d'orchestre de toutes les opérations de contre-espionnage durant la Guerre froide. Cette période est longuement évoquée avec la description détaillée des opérations menées d'un côté par les Alliés et de l'autre le bloc soviétique. C'est un des aspects du roman qui m'a beaucoup interrogée avec tous les questionnements et les réserves que l'on peut avoir face à la realpolitik et qui est très présent dans la dernière partie du livre, celle qui retrace notamment toutes les tractations secrètes entre le BND, la CIA et le Mossad, concernant les les livraisons d'armes de l'Allemagne vers Israël, au moment de la guerre d'indépendance.
Chris Kraus a fait là un vrai travail d'historien rigoureux et précis, sans que nous soyons lassés car il sait habilement aussi nous faire suivre pas à pas la destinée tragique des trois personnages déjà évoqués, à travers le récit de Koja, couché sur un lit d'hôpital, avec une balle logée dans la tête.
C'est en suivant le fil de son récit que j'ai trouvé le titre du roman particulièrement bien choisi, car Koja, le narrateur, est un parfait salaud mais pas un monstre. Et en élargissant ma réflexion je me suis dit que ce sont peut-être les régimes politiques avec leurs emballements systémiques qui échappent à tout contrôle qui sont les véritables monstres car ils engendrent au fil d'un engrenage devenu inéluctable une série d'événements dont l'horreur est un déni de la condition humaine. le personnage de Koja est une parfaite illustration de cette emprise d'un système monstrueux sur l'humain. Petit agent de renseignement du SD (service de renseignement nazi) au début de la Seconde guerre mondiale, il va se retrouver pris dans les rets de l'horreur nazie et devenir un pion sur l'échiquier d'un jeu politique qui le dépasse complètement. Il va mentir, trahir, tuer, devenir une "taupe" au service de deux, voire trois grandes puissances pour sauver sa peau. Ce qui fait de lui un personnage complexe, c'est qu'il ne peut être réduit à ce côté sombre et indéfendable de sa personne. C'est aussi un personnage tragique qui va faire des efforts désespérés pour sauver ce qu'il y a d'humain en lui, à savoir son amour pour Ev, sa soeur adoptée, Maja, une jeune femme russe et petite Anna, sa fille. Un combat de titan qu'il va perdre bien entendu !
Toute la richesse du roman repose également sur la qualité de l'écriture. L'auteur décline l'humour noir sous toutes ses formes. Tantôt ravageur, au service d'une lucidité désespérée, il touche dans certaines scènes à l'absurdité voire la folie et culmine dans celles où l'horreur décrite sur un autre mode deviendrait inacceptable. Mais la plume de
Chris Kraus sait aussi se mettre au service de la tragédie d'une tout autre façon, notamment dans une des scènes clés du roman qui va sceller le destin tragique de Koja, Hub, Ev et petite Anna. Poids des mots, métamorphose de la phrase qui va se faire minimale pour mieux suggérer l'insoutenable intensité de la douleur, on sort de la lecture de cette scène la gorge serrée...
J'ai rarement lu un roman de cette envergure, d'une telle qualité ! Pas un moment mon attention ne s'est relâchée et je ne me suis jamais dit qu'il aurait pu faire plus court. Un exploit à mes yeux !