Une cuillerée de miel

Thomas voulut trouver un mot de réconfort.
_ Que cherchez-vous ? Une lueur d'espérance ? Inutile, à plus de 80 ans c'est une coquetterie dépassée. J'entre dans une impasse. Je m'y suis habituée depuis toutes ces années ; j'y suis à présent. Je ne ferai pas demi-tour, et pas non plus d'échappatoire. Je comprends qu'à votre âge on ne puisse admettre l'inéluctable fin. Il faut épuiser la vie comme je l'ai fait pour me rendre compte quelle était belle mais hélastrop courte. Rassurez-vous je ne rêve pas d'éternité, qu'en ferais-je ?

Éva a pris exemple sur elle, Kirsten est devenue pour bien des sujets, un modèle, la preuve que c'était possible.
L'autre pilier est la musique. Cet abri essentiel qui l'a sauvée de la bêtise humaine, de la méchanceté des autres, du monde ! Ce langage étrange qui parle avant tout aux sens les plus profonds, et permet aux hommes de se comprendre donc de s'accepter bien mieux que les mots. Le piano avait d'abord été un refuge contre le matérialisme imposé par son époux et la logique perverse du bon sens exagéré. Là, au creux des notes, elle s'était blottie. Havre de paix et d'amour pour elle, la musique avait été sa planche de salut pour quitter le sombre quotidien où son mari l'avait rabaissée.

Au fond du jardin, la vieille cabane en bois ne tenait plus que par un miracle. Il y avait des années qu’aucun enfant n’avait couru dans ce jardin, ni ne s’était tapi dans cet abri, pour y cacher quelques secrets, ou y étouffer un gros chagrin. Elle se souvint de sa propre enfance, de ce lieu si tendre dans lequel elle aimait se réfugier. Combien de rêves avait-elle façonnés ici ? Elle n’aurait su le dire, beaucoup sans doute, c’était là son trésor. Comme tous les précieux trésors, ils dorment enfouis dans des endroits dérobés qui ressemblent à des mémoires perdues.

"_Il est décédé depuis longtemps ?
_Oh vous pouvez dit mort vous savez, non il y a deux ans.
_C'est un réflexe.
_Une sottise oui, comme si on avait moins de peine en changeant de terme. Je préfère les mots réalistes ceux n'empruntant pas de détours alambiqués pour exprimer une idée. Les fausses pudeurs entretenues par tous ces beaux messieurs ou ces belles dames me font horreur. A force de tout aseptiser, on finit par oublier que la vie est cruelle, dure, et qu'il faut se battre."

L’émotion ne peut se révéler pleinement que dans une mise en danger de soi-même, se mettre à nu, forcer l’ouverture de ses portes mystérieuses pour s’exposer et crier au monde, un bonheur indicible où se mélangent le drame, la douleur et la fragilité des sentiments.

Il y a un moment où le passé rattrape le présent, il s’installe en nous pour faire de notre actualité le siège de sa nature qui s’annonce définitive. Le chevauchement des temps est l’antichambre de l’éternité, du néant.

– Croire en l’amour c’est croire en la vie.

. Il y a dans le malheur une grandeur écrasante, foudroyante, c’est un point final à une certitude déchue. La mélancolie procède d’une lente dérive graduée dans le temps. Elle vit de l’accumulation d’impressions pour devenir un sourire pâle, ou une larme posée sur un regret.

La cuisine embaumait, un fumet franc et chaleureux envahissait toute la pièce. Immédiatement Thomas comprit le sens des mots d’Honorine. Une image fugace traversa son esprit, il vit les hommes valeureux venus en silence se restaurer. Il y a dans ce plat robuste et simple la reconnaissance de la peine, la récompense de la sueur, de l’endolorissement des muscles épais habitués au labeur difficile des champs. Tout un monde vivant dans la mémoire des murs du Mas, Thomas la sentit instantanément, sans craindre cette présence, sans la redouter. Elle lui parut au contraire amicale, saine et de bon augure, l’identifiant à la fraternité des âmes pures.

L’effleurement de la vérité est un trouble grandiose quand il perturbe les âmes les plus sensibles, mais il laisse aussi des traces indélébiles. L’âme frémit agitée par un soubresaut incontrôlable, une sorte de frénésie tendre qui vous pousse à fouiller au fond de vous, dans une pudeur superbe, le pourquoi de ce tumulte, qui ressemble à un chemin que l’on cherche sans jamais le trouver.