p 69 Les noirs de Rothko sont le contraire de la mort épouvantable. Les noirs de Rothko sont un chant qui berce l'appel de l'inconnu. Mais ce n'est pas la terreur. Le cœur est scindé en deux. Vivre ou mourir. L'art est-il autre chose qu'un pont jeté entre ces deux rives ? Vous étiez parvenu à ce point de liaison où la vie passe le relais à la mort. Ceux qui ne verraient que du noir n'auraient-ils jamais compris que votre œuvre était devenue votre vie ?
"L'œuvre une fois accomplie, retire-toi" telle est la loi du ciel. Précepte duTao.
N'est-ce pas justement ce que vise l'art de Rothko : rendre toute pensée inefficace et la raison inopérationnelle ? Déverrouiller les résistances, convoquer une autre attention que celle que l'on porte ordinairement sur ce que l'on vit, nous détourner brutalement de notre manière de voir. (p. 83)
Être est un état en voie d'extinction.
Faisons les choses dans le désordre - l'ordre m'épuise.
Ce qui était destiné à être la chapelle d'une université catholique de Houston serait désormais votre chapelle : la chapelle Rothko.
Ceux qui n'ont pas vu vos panneaux - qui n'ont pas fait l'expérience d'être dans la chapelle - ne savent pas que le noir est un abîme contrasté. Le violet très sombre y culmine paisiblement au bord de la noirceur, et la noirceur y est dépourvue de morbidité. La réalité est aveuglante, et vous offrez à vos visiteurs un nouveau champ de vue. Sans encombrement. Comme vous, l'excès de lumière m'affole, et sous la violence des néons je perds pied - je ne reconnais plus rien, ni de moi-même, ni de ce qui m'environne. [•••] Votre Chapelle m'entrouvre la porte de la chambre nocturne, et j'y trouve un calme refuge. Le trop-plein de lumière voit à notre place, nous dicte où, quoi regarder, là où la pénombre nous invite à occuper l'espace à notre manière (manière noire si l'on veut se référer à la technique du mezzotinto), décadenasse le réel et dévoile l'horizon d'autres mondes. (p. 62-63)
Très souvent (toujours) l'écriture repose présomptueusement sur un détail qui aurait échappé à l'entendement général, qui serait à la source d'un malentendu - et qui justifierait que l'écrivain s'y noie. Écrire ce serait l'utopie de parvenir à la fin des choses par le truchement des mots. Tout est dit dans la peinture de Rothko. La fin a été atteinte. Il n'y a rien à ajouter. Mais que faire alors, pour celui qui écrit, de cela qu'il a ressenti devant les oeuvres de Rothko. Ce ne sont pas ses peintures que je veux reproduire en mots, ce sont mes propres émotions devant elles. (p. 75)
L'effacement soit ma façon de resplendir.
Philippe Jacottet (p. 73)
Sans doute, sur le bateau, les premiers jours de croisière, on se serait surpris crânant à l'idée de rejoindre un pays si lointain, dont le nom était encore porteur de rêve, et qui allait devenir une nouvelle patrie. Mais savait-on alors que contrairement à la marée, il n'y avait pas, dans la navigation d'une vie, de marche arrière possible ? (p. 23)
Je n'étais pas venu à Daugavpils pour voir le lieu où Rothko avait passé son enfance - ce lieu n'existait plus. Non, ce qui m'avait poussé là-bas, c'était moins l'illusion d'y retrouver le paysage originel que le besoin de ressentir son effacement. Je voulais voir la lumière irradier de la perte. Percer derrière l'oubli. (p. 19)