Citations sur Le Lambeau (562)
Il m’avait fallu atterrir en cet endroit, dans cet état […] pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre que de soi.
Écrire ce livre est un acte de mémoire sous forme de récit. le livre fait partie d'une expérience, l'accompagne, lui donne sens et d'une certaine façon la conclut en essayant de la sublimer [...] J'avais un problème de sensation à la mémoire. Je ne le sentais plus. C'est comme si j'avais oublié l'homme que j'étais auparavant. de la même façon que les nerfs, la mémoire revient d'une manière particulière dont j'ai essayé de faire le récit.
L’anesthésie locale, sur le visage, est un paradoxe encore plus affirmé qu’ailleurs. Je sentais violemment tout ce dont je ne souffrais pas encore.
La plupart des entretiens avec des écrivains ou des artistes sont inutiles. ils ne font que paraphraser l'oeuvre qui les suscite. Ils alimentent le bruit publicitaire et social. Par fonction, je contribuais à ce bruit. (p. 31)
Les mots permettent d’aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions.
J’ai regardé ce regard à peine rougi, amical, moins protégé soudain, et j’y ai trouvé la force de raconter pour la première fois l’attentat aussi précisément que possible, mais comme une scène de comédie. Il ne s’agissait pas uniquement de recevoir ces gens debout et de faire belle figure, mais aussi de les divertir en les informant, comme Laurent et quelques autres me l’avaient appris. D’ailleurs, l’attentat avait aussi été une scène de théâtre, un dramolet, et le serait en partie resté si les tueurs avaient utilisé, tout en récitant de travers quelque sourate du Coran, des pétards ou des balles à blanc. La mort était une conclusion qui ne devait pas nous empêcher de rire du comique de situation qui l’avait précédée.
J’allais du regard de Laurent à celui de François Hollande et ces deux hommes si souvent vilipendés, à cet instant, dans cette chambre, avec leurs légers sourires, avec l’émotion contenue de l’un et la lueur bienveillante et primesautière de l’autre, m’ont affermi, rassuré et comme retrempé dans ce que je pouvais attendre de la civilisation : une distance curieuse et courtoise, sensible à l’autre sans excès d’émotivité, une compassion qui ne renonce ni aux besoins de la légèreté, ni aux bienfaits de l’indifférence.
J'étais devenu ce que Pascal aurait appelé un demi-habile: assez informé pour être un patient impatient et méfiant, pas assez informé pour percevoir la nature des obstacles et la lenteur des résolutions. Le peu que je savais accentuait ma solitude. Il arrive toujours un moment où le patient devient son meilleur ennemi.
J’avais lu des livres où l’on expliquait les liens qui unissent la photographie à la mort. Ils me semblaient généralement trop longs, on pouvait les résumer ainsi : ce qui a été saisi, dans la seconde qui suit n’existe plus ; ce qu’on voit est la trace immobile d’un instant, d’une vie achevée ; et cette trace elle-même finira par s’effacer. Ce qu’on finit par voir est la condensation de tous ces phénomènes. Ce n’est donc ni une réalité, ni un souvenir, ni un fantasme, ni une rêverie, ni un rituel de résurrection, mais un peu tout à la fois.
C’est à cet instant que je sens à quel point l’expression [Allah Akbar] est devenue la réplique d’un personnage de Tarantino : cette prière religieuse que j’ai si souvent entendue dans les pays arabes, en Inde, en Indonésie, cette prière qui me berçait en me réveillant avant l’aube quand je dormais près d’une mosquée, cette prière pacifique qui élargissait le ciel en annonçant le jour, cette prière n’est plus qu’un cri de mort aussi ridicule que sinistre, un gimmick stupide prononcé par des morts-vivants, un cri que je ne pourrai plus entendre sans avoir envie de vomir de dégoût, de sarcasme et d’ennui.
Pour l'occasion, j'ai relu un de mes livres préférés, Pais est une fête.
Avant son suicide, Hemingway se souvient du Paris de sa jeunesse, de la ville où il fut pauvre, aima et devint écrivain. Toute sa laconique dépression s'y exprime, toute sa sensibilité, toute sa dureté aussi, tout ce qui tient et vit dans le paradis perdu. Je rouvrais souvent le livre. Plus je vieillissais, plus il me semblait qu'il renvoyait chaque lecteur à l'âge variable selon chacun, où il avait été le moins éloigné de ses rêves. (p. 60)