Samir Nakhlé, un chrétien d’une cinquantaine d’années, poète à ses heures, arrière-petit-fils de l’auteur de l’hymne national libanais, a été le premier à se réinstaller au milieu des Druzes.
Je m’empresse de le rencontrer. Cheveux légèrement frisés, visage à la fois tendre et volontaire, il me fait visiter sa maison.
- Là, vous voyez, c’était ce qu’on appelle la chambre d’hiver : la seule pièce que l’on chauffait. Toute la famille y mangeait et dormait quand il faisait froid. Des Druzes ont commencé à mitrailler la porte, puis ils sont montés sur le toit et ont lancé une grenade dans la cheminée. Le poêle a explosé.
Il me montre les murs encore criblés d’éclats. Plâtre, ciment, tout a été profondément entaillé. J’imagine ce qu’il en a été des corps.
- Tous ceux qui se trouvaient là ont été tués : ma mère, deux de mes sœurs, un frère et mon oncle. Mon père, lui, était absent. Il assistait à un enterrement dans un autre village. Il a été tué avec un voisin sur la route en revenant à Barouk.
Je risque une question.
- De quel village revenait-il ?
La réponse, celle que j’attendais et redoutais à la fois, tombe, inexorable.
- De Maasser.
En réalité, Elias, je suis en train de me raconter des histoires. C'est toi que j'ai peur et envie à la fois de rencontrer. Peur d'être déçu, peur surtout de ne pas savoir quoi te dire. Je sais tellement de choses sur toi que j'ai l'impression d'être une sorte d'agent secret. Je ne saurai pas comment t'aborder; je ne crois pas que l'histoire du livre à écrire marcherait sur toi. Je me vois mal te dire : "Je vous cherche depuis des semaines à la demande de votre mère, mais je ne sais pas exactement pourquoi." Le vouvoiement soudain montre bien d'ailleurs mon embarras.