Les enfants de Chatom

Les histoires non écrites existaient par milliers dans une réserve commune, un puits sans fond où les auteurs devaient puiser.

Thomas Kolff (il faut hélas l'appeler par ce méchant nom !) s'intégra au mieux à la communauté. Ses manières polies plaisaient, de même que sa modestie. Mrs Ruffo, qui connaissait son parcours, s'interrogeait sur l'origine de sa bonne éducation et de son vocabulaire étendu. Après tout, il n'avait connu que l'orphelinat et quelques mois d'enfer avec M. Kolff, qui n'avait sans doute rien d'un gentleman. Elle supposa que les livres avaient façonné l'enfant plus que les milieux où il avait vécu. (p. 86)

Boon McPhain, le fils du barbier, était l'un de ces enfants sans gêne qui vous dévisagent avec une intensivité déplaisante, vous tirent la manche pour vous poser cent questions farfelues, ou, pire que cela, indiscrètes. Il sauta sur le lit, s'approcha de Tom à quatre pattes à la façon d'un petit mastiff.
- J'ai six ans, annonça-t-il en montrant sa denture clairsemée. Trois et trois font six comme moi ! L'année prochaine-prochaine j'aura un fusil avec des balles. Quand je s'ra sept ans. Ça tire à cinquante miles le fusil que je va avoir. Tu es orlephin, toi ?
- Non, répondit Tom. J'ai perdu mes parents sur la route. Et il y avait beaucoup de monde et...
- J'a jamais vu un orlephin, confia Boon avec dépit. Y'en a pas chez nous à Chatom. Sauf Mimi, le pigeon à Sarah.
Sarah était sa sœur, de deux ans plus âgée.
- Ça compte, un oiseau ? Est-ce que ça compte ? (pp. 67-68)

Mme Ruffo était occupée à raconter la bataille de Chickamauga, du 18 au 23 septembre 1863. Les chuchotements ne la gênaient pas. Elle était la seule institutrice des deux Amériques à donner son cours en fumant la pipe - un objet en écume qu'elle nommait sa "pipe pédagogique". (p. 23)