Citations sur Le Gardien du feu (34)
Au sommet de la Pointe du Raz s’élève ou plutôt se tapit, si vous vous souvenez, une sorte de hameau administratif, formé des bâtiments désaffectés de l’ancien phare. C’est un groupe de maisonnettes basses, raccordées bout à bout et ceintes d’un vaste enclos où, dans l’abri des murs, poussent chétivement quelques légumes.
Nous n’avons pas encore pu pénétrer dans la pièce où sont enfermés les deux cadavres. Il faudra sans doute briser la porte à coups de hache. À bientôt un rapport qui vous fournira les renseignements complémentaires…
L’ingénieur poursuivit :
— Il vous suffira, quant au reste, de savoir ceci. En 1876, tout comme à présent, le personnel de Gorlébella se composait de trois hommes. Mais, de ces trois hommes, il n’y en avait que deux qui fussent de service en même temps. Le règlement porte, en effet, que chaque gardien, après avoir demeuré un mois au phare, a droit à un congé de quinze jours. Tous les seconds samedis, à moins que l’état de la mer n’y mette obstacle, le bateau ravitailleur accoste au récif, débarque les provisions et prend à son bord, pour le ramener à terre, l’exilé dont c’est le tour d’être rapatrié.
– Voici le dossier de cette étrange affaire, me dit l’ingénieur.
Il étala devant moi, sur la table du bureau où nous étions assis, une chemise verte contenant divers papiers et portant, en grosses lettres rondes, cette suscription : « Phare de Gorlébella, 1876. »
– Vous connaissez le phare, n’est-ce pas ?
Je l’avais visité l’année précédente, au cours d’une excursion à l’île de Sein, et je n’avais pas à faire grand effort pour re- voir, par le souvenir, sa haute silhouette de pierre dressée en plein Raz, dans une solitude éternelle, au milieu d’une mer farouche agitée d’incessants remous et dont les sourires même, les jours de calme, ont quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant.
Lorsqu'on la contemple en toute sécurité de la chambre d'un phare ou de la maisonnette blanche d'un sémaphore, comme cela, oui, je comprends la mer. Autrement, non ! Paradis des hommes, mais enfer des femmes !...
Plus loin que Gorlébella, plus loin que l'île de Sein, presque à la limite des eaux françaises, il est, sur un récif solitaire, une tour à moitié inaccessible, dernière vedette du vieux monde au large des mers du couchant. Deux de mes confrères sont condamnés à s'immobiliser là, des saisons entières, comme Siméon le Stylite sur sa colonne, bien au-delà des horizons terrestres, hors de l'humanité, hors de la vie. Prisonniers de la mer et forçats du feu, le bagne, au prix de l'existence qui leur est faite, serait doux. Je me suis trouvé naguère en compagnie de l'un d'eux que l'on rapatriait. Ce n'était plus qu'un automate, aux yeux égarés de somnambule, à la démarche hésitante et infirme de cormoran blessé. Le vide qui environne ces gens dévaste aussi leur crâne, anéantit leur cerveau. Que pourrait-il m'arriver de mieux, mon ingénieur? Délivrez un de ces malheureux et donnez-moi sa place. Nommez-moi gardien de n'importe quelle catégorie au phare de l'Ar-Men
Voilà des années que les loguiviens ou comme on dit ici, les paimpolais, accomplissent périodiquement cet exode vers les eaux de Sein, riches en homards.
Ils prennent à l'île leurs quartiers d'été, s'installent par famille chez l'habitant, qui les exploite le plus qu'il peut et les poignarderait volontiers d'une main, tandis qu'il accepte leur argent de l'autre.
Les deux populations logent sous les mêmes toits, sans jamais se mêler ni se fondre.
On cite un seul exemple de paimpolais ayant épousé une ilienne.
La parenté de la jeune femme aussitôt la répudia.
Son frère avait juré sa mort.
Elle dut fuir avec son mari, gagner sans espoir de retour, les rives du Goëlo, où elle ne tarda pas à dépérir de tristesse, de consomption, de nostalgie.
Sa dernière parole fut pour supplier l'homme à qui elle s'était donnée de ramener son cadavre au cimetière de son bourg natal....
Le phare ronfle, ainsi qu’un immense tuyau d’orgue. Une vie monstrueuse anime les nuages : ils se heurtent, s’étreignent, se bousculent, s’entre-déchirent, se livrent une formidable et silencieuse bataille de spectres dans les champs bouleversés de l’espace. Le fanal, cependant, à l’abri derrière ses étincelantes persiennes de cristal, promène sur ce carnage des choses sa belle flamme tranquille, la puissante lumière rouge et verte de son double secteur.
"Par ailleurs rien à signaler."
Les Capistes, aux fronts durs et broussailleux comme leurs landes, nous dévisageaient avec une curiosité narquoise, Adèle surtout, dont la joliesse, le teint finement rosé sous les dentelles de la coiffe, faisaient paraître encore plus déplaisants les traits âpres et comme barbouillés de rouille des femmes de la Pointe, accroupies autour de nous sur leurs galoches, dans l’herbe, raidie par le givre de l’enclos sacré.