Sais-tu pourquoi le capitaine t'a confié le commandement en second du navire, bien que tu lui aies avoué avoir trop peu navigué pour y prétendre ? Parce que ton compagnon a préféré pénétrer dans une cale en feu, plutôt que t'abandonner. Aux yeux du Danois, il est plus méritoire d'inspirer une telle amitié que de savoir prendre un ris ou changer d'armure. Car manoeuvrer s'apprend; inspirer le dévouement, non. C'est un don de Dieu.
Les fauves séduisent par leur grâce et leur élégance, au point que, fasciné, on oublie qu’ils sont dangereux.
Je te regretterai, dit-il. Mais je connais ton coeur. Si tu étais né dans ces forêts, tu entendrais la voix d'Otsitok dans les feuillages et tu ne serais plus triste. Hélas, tes oreilles de Blanc sont sourdes. Si tu restais, tu deviendrais tout sec à l'intérieur de toi. J'ai déjà vu des gens de ton peuple finir ainsi. Un arbre desséché ne donne pas de fruits. Alors vaut mieux que tu t'en ailles. Explique aux tiens ce que sont les Onkwe-onwe. Apprends-leur le vrai langage. Dis-leur que la terre est notre mère, qu'elle ne peut pas plus appartenir à un homme que l'air qu'il respire ou que l'eau dans laquelle il se baigne. Celui dont la femme ensemence le champ jouit de sa récolte. Cela est juste. Mais celui qui pose une clôture et dit : cette terre m'appartient et nul autre n'a le droit de manger son fruit, celui-là prétend enchaîner sa mère et affamer son frère.
Les lieux meurent comme meurent les hommes, en perdant leur âme.
Chez les Iroquois, les décisions les plus graves sont prises par les matrones, l'éclairais-je. Ce sont elles qui autorisent l'entrée en guerre, ou le déplacement du village quand la terre qui l'entoure devient moins généreuse. Cela se conçoit : ce sont les femmes qui devront remplacer les guerriers morts en donnant naissance, ce sont elles qui cultivent les champs.
Si Monsieur Goureaud attendait de ma part la moindre compassion, il se trompait lourdement.
-Nous vivons dans un monde impitoyable, affirmai-je, où l’homme est un loup pour l’homme. Que dis-je, un loup ? Un tigre ! Ainsi, il m’a été rapporté que, pour accumuler cette fortune dont vous déplorez aujourd’hui la perte, les colons de Saint-Domingue éreintent des hommes privés de leur droit le plus naturel à disposer d’eux-mêmes au seul motif qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus !
Il sursauta, comme s’il avait marché sur une vipère.
-Vous ne pouvez comparer…
-Votre argent à leur liberté ? Certes, ce serait indécent.
Nous quittâmes le port par grand froid. Le gel raidissait voiles et cordages, le givre rendait le pont glissant, le vent plaquait sur nous le drap glacé de nos camisoles.