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Critique de karenbzh


Edouard Levé, né en 1965 et décédé en 2007 à Paris, était un écrivain et photographe français reconnu. Il abandonne sa courte carrière de peintre après un voyage en Inde et devient photographe, conjuguant cet art avec celui de l'écriture. (Boris Daireaux, «Edouard aux mains d'argent(ique)», http://www.evene.fr/arts/actualite/, Novembre 2006). Dans Oeuvres, il mêle texte et photographies, en décrivant les idées de 533 oeuvres non réalisées, n'existant que dans son imagination. Il se suicide à 42 ans, quelques jours seulement après avoir déposé son texte Suicide chez son éditeur. Dans Suicide, écrit à la deuxième personne du singulier, il revient sur le suicide de son ami survenu vingt ans auparavant ; à moins qu'il ne s'agisse en réalité de son propre projet de suicide. Ce qui est certain, c'est que ce suicide l'a fortement marqué et il y fait référence dans Autoportrait (p.124).
Après sa disparition, Thomas Clerc, son ami, lui a rendu à son tour un très bel hommage dans sa nouvelle L'homme qui tua Edouard Levé en décrivant le mal-être profond qui le rongeait depuis des années.
Autoportrait a été publié en 2005 aux éditions P.O.L. Edouard Levé l'a écrit en trois mois chaque soir dans un motel aux Etats Unis. (Jacques Morice, «L'insolite monsieur Edouard», Télérama, 18 mai 2005)
Une écriture de soi peu conventionnelle
Ecrite à la première personne du singulier, l'oeuvre est une autobiographie d'un genre particulier, révolutionnaire, extrêmement moderne. Il s'agit bien, comme le laisse présager le titre, d'un autoportrait. le but n'est pas tant de raconter sa vie, son passé que de décrire sa personnalité dans tous les aspects de la vie : des évènements les plus banals aux plus graves en passant par les plus insignifiants. C'est pourquoi le lecteur peut parfois être dérouté par des détails qu'il peut souvent juger inutiles. On en vient parfois à se demander pour qui le texte a réellement été écrit. Est-ce pour le lecteur ou est-ce une «auto-thérapie» ? Edouard Levé répond à cette question : «J'écris peut-être ce livre pour ne plus avoir à parler» (p.36). On comprend ainsi que, paradoxalement, il n'aime pas parler de lui «J'ai d'autres sujets de conversation que moi-même». «Je n'écris pas pour donner du plaisir à celui qui me lit, mais il ne me déplairait pas qu'il en éprouve» (p.94)
Un texte moderne et atypique, mais s'inscrivant dans une lignée littéraire
Membre de l'Oulipo, Edouard Levé s'inspire de Je me souviens de Georges Perec, dans sa manière de dresser des listes, mais contrairement à Perec, il ne dépeint ni une époque, ni le monde extérieur. Au travers une juxtaposition de phrases, à première vue sans lien logique, il se décrit physiquement et moralement. Il nous dévoile ses opinions politiques, religieuses, ses goûts musicaux ou littéraires.
Il s'inspire également de la vie mode d'emploi de Georges Perec et de Suicide mode d'emploi de Claude Guillon qui sont cités dès l'incipit : «Adolescent, je croyais que La vie mode d'emploi m'aiderait à vivre, et Suicide mode d'emploi à mourir». Autoportrait est un texte à contrainte, comprenant 1400 phrases, ce qui n'empêche pas Edouard Levé de s'accorder quelques libertés.
Un récit de l'authenticité
Sans chapitre, sans coupure, Edouard Levé dresse ses 1400 phrases sur 125 pages, les unes à la suite des autres. Au premier abord, le texte apparait décousu. Livré sans mode d'emploi, c'est au lecteur de reconstituer l'autobiographie. Edouard Levé fait son propre inventaire en mêlant des choses graves à des choses banales.
Jacques Morice explique : «Chaque émotion, chaque impression marque le lecteur, puis s'efface, remplacée par un autre, d'importance plus ou moins égale. On se perd dans la multitude ainsi débitée, de façon mécanique, et la tristesse et la joie nous traversent, tour à tour. C'est un réel plaisir, à travers une expérience de littérature rare, que de s'y perdre» («L'insolite monsieur Edouard» , Télérama, 18 mai 2005).
Assez déroutante au départ, souvent dérangeante, l'oeuvre finit par nous saisir au fil du texte. On s'aperçoit que les phrases simples apparemment sans lien logique sont en coordonnées puisqu'elles se suivent par thème. le sujet le plus abordé est sans conteste celui de la mort et de la vie. Il fait souvent référence au suicide, ce qui révèle une sorte de mélancolie. On comprend pourquoi il pensait que Suicide mode d'emploi, censuré pour ne pas inciter au suicide, l'aiderait à mourir. Il confie : «Je ne perdrai pas la vue, je ne perdrai pas l'ouïe, je n'urinerai pas dans mon slip, je n'oublierai pas qui je suis, je serai mort avant» (p.43). Mais il reste paradoxal : «Même si c'est un drôle de cadeau, je remercie mon père et ma mère de m'avoir donné la vie» (p.61) ou «Dans mes périodes de dépression, je visualise l'enterrement consécutif à mon suicide, il y a beaucoup d'amis, de tristesse et de beauté, l'évènement est si émouvant que j'ai envie de le vivre, donc de vivre» (p.103). Il aborde la religion à plusieurs reprises et s'il apparaît assez clairement qu'il est athée, on peut pourtant lire : «Je crois que je ne crois plus en Dieu, mais de temps à autre, le soir, je me demande si vraiment je n'y crois plus» (p.60).
Au milieu de ces phrases lourdes de sens, on en trouve d'autres d'une banalité déconcertante, provoquant un effet comique «Je n'aime pas les bananes» (p.54) ou «Je n'ai rien à dire sur les citernes» (p.118). Edouard Levé décrit aussi des vérités qui s'appliquent à tous : Je ne me souviens pas de ce que j'ai vu lorsque s'est ouverte la porte du ventre» (p.121). Souvent comique, l'auteur ne cherche pas à écrire un texte larmoyant, mais véridique. Cependant, il laisse parfois transparaitre son mal-être : «J'ai un jour dit à mon analyste : «Je ne jouis pas de ce que je possède», et j'ai pleuré». (p.89). Il revient aussi à plusieurs reprises sur l'enfant qu'il aurait pu avoir : «Il n'y a pas de mot, mais des périphrases, pour décrire une situation dans laquelle je me suis trouvé : la femme avec qui j'étais est tombée enceinte de moi, puis elle a avorté, mais moi, je n'étais pas enceint, j'étais avec une femme enceinte de moi, puis je n'ai pas avorté, mais j'ai été «celui qui est avec une femme qui a avorté de l'enfant qu'elle portait de lui» : un mot pour elle, une lourde formule pour moi» (p.93).Cet évènement semble l'avoir profondément marqué et sa façon simple et sincère de le rapporter ne peut qu'émouvoir le lecteur.
Autoportrait est de ces textes qu'on ne peut comprendre instantanément, tant il paraît confus au premier abord. Ce n'est qu'une fois le livre refermé qu'on peut enfin reconstituer le puzzle et comprendre la personnalité et peut-être le «message» d'Edouard Levé.
Au départ, en lisant cette multitude de phrases si banales, qui prêtent très souvent à rire, on a parfois le sentiment qu'Edouard Levé ne joue pas le jeu du pacte autobiographique et qu'il ne veut pas se dévoiler. Mais finalement, peut-être même plus que dans une autobiographie traditionnelle, Edouard Levé se décrit en profondeur et est d'une sincérité déconcertante. Les pensées ou les gestes qu'il dévoile ne sont en réalité pas si saugrenues qu'on pourrait le penser et chacun peut s'y retrouver. Edouard Levé nous montre qu'il est un homme ordinaire avec ses qualités et aussi ses défauts qu'il n'a pas honte de révéler, souvent à l'état brut. Là où nous ne voyons que des pensées furtives et dérisoires, c'est une analyse subtile qui se fait jour, attachée à décrire chaque détail, chaque recoin de son âme, sans se soucier de choquer ou non. le pari de cette forme étrange d'autobiographie (ou autofiction ?) est brillamment réussi et nous permet de réfléchir à la pseudo-sincérité de notre société bien-pensante qui préférerait les récits épais structurés, aux phrases bien polies.
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