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Citations sur La trêve (62)

Là le train s'arrêta et je descendis sur le quai dégourdir mes jambes ankylosées par le froid. Peut-être étais-je un des premiers "hommes-zèbres" à apparaître en ces lieux : je me trouvai immédiatement encerclé par une foule de curieux qui m'interrogeaient avec volubilité en polonais. Je répondis de mon mieux en allemand; et au milieu du petit groupe d'ouvriers et de paysans s'avança un bourgeois avec un chapeau de feutre, des lunettes et une serviette de cuir à la main : un avocat.
Il était polonais, parlait bien le français et l'allemand, il était courtois et bienveillant : bref, il possédait les qualités requises pour qu'après l'interminable année d'esclavage et de silence, je reconnusse enfin en lui le messager, le porte-parole du monde civilisé : c'était le premier que je rencontrais.
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Le spectacle de la démobilisation russe que nous avions déjà admiré à Katowice se poursuivait maintenant sous une autre forme, jour après jour, sous nos yeux ; il n’y avait plus de chemin de fer, mais sur la route devant la Maison Rouge, on voyait passer d’ouest en est des lambeaux de l’armée victorieuse, en détachements compacts ou épars à toute heure du jour ou de la nuit. Des hommes passaient à pied, souvent avec leurs chaussures sur l’épaule pour économiser les semelles car la route était longue ; en uniforme ou sans uniforme, avec ou sans armes, certains chantant allègrement, d’autres blafards et épuisés. Certains portaient sur le dos des sacs ou des valises ; d’autres les objets les plus disparates, une chaise rembourrée, un lampadaire, des marmites en cuivre, une radio, une pendule. D’autres défilaient sur des charrettes ou à cheval, d’autres encore en moto, par groupes, ivres de vitesse, dans un fracas infernal. Des autocars Dodge de fabrication américaine passaient bourrés d’hommes jusque sur le coffre et sur les garde-boue. D’autres traînaient à une remorque toute aussi bondée. Nous vîmes une de ces remorques rouler sur trois roues : à la place de la quatrième on avait mis un pin, en position oblique, de façon qu’une extrémité appuie sur le sol en y glissant. Au fur et à mesure elle s’usait, on poussait le tronc un peu plus bas pour maintenir le véhicule en équilibre. Juste avant la Maison Rouge, un des trois pneus survivant s’affaissa ; les occupants, une vingtaine, descendirent, basculèrent la remorque sur le bord du chemin et s’entassèrent à leur tour sur l’autocar déjà bondé qui repartit dans un nuage de poussière tandis que tous criaient Hourra.

Puis, d’autres véhicules insolites, tous surchargés. Des tracteurs agricoles, des fourgons postaux, des autobus allemands anciennement affectés à des lignes urbaines qui portaient encore des plaques avec les noms des terminus de Berlin ; et d’autres au moteur en panne, remorqués par des engins motorisés ou par des chevaux.

Vers les premiers jours d’août, cette migration multiple commença à changer sensiblement de nature. Petit à petit, les chevaux commencèrent à l’emporter sur les moyens de traction mécanique. Une semaine plus tard il n’y avait plus qu’eux : la route leur appartenait. Ce devaient être tous les chevaux de l’Allemagne occupée, par dizaines de milliers chaque jour. Ils passaient interminablement, dans une nuée de mouches et de taons, dans une odeur forte, las, en sueur, affamés ; poussés et stimulés par les cris et les coups de fouet de jeunes filles, une par cent chevaux et plus, à cheval elles aussi sans selle, jambes nues, rouges et échevelées. Le soir, elle poussaient les chevaux dans les prairies et dans les bois sur les bords des routes pour qu’ils puissent paître en liberté et se reposer jusqu’à l’aube. Il y avait des chevaux de trait, des chevaux de course, des mulets, des juments avec leur poulain qui tétait, de vieilles haridelles ankylosées, des ânes ; nous nous aperçûmes bien vite que non seulement ils n’étaient pas comptés mais que leurs gardiennes ne se souciaient pas le moins du monde des bêtes qui quittaient la route fatiguées, malades ou estropiées, ou qui se perdaient durant la nuit. Il y avait tant et tant de chevaux ! Quelle importance s’ il en arrivait à destination un de plus ou un de moins ?

Mais pour nous, à peu près privés de viande depuis dix-huit mois, un cheval de plus ou de moins avait une énorme importance. Le premier à ouvrir la chasse ce fut, naturellement, l’homme de Velletri. Il vint nous réveiller un matin, ensanglanté de la tête aux pieds et tenant encore à la main l’arme élémentaire dont il s’était servi, un éclat d’obus attaché par des courroies au bout d’un bâton à deux pointes.

De l’enquête que nous menâmes (car il ne s’expliquait pas bien oralement) il résulta qu’il avait donné le coup de grâce à un cheval probablement mourant : le pauvre animal avait un aspect plutôt louche : ventre gonflé qui résonnait comme un tambour, bave à la bouche ; il devait avoir rué toute la nuit, en proie à Dieu sait quels tourments car, couché sur le côté il avait creusé avec ses sabots dans l’herbe deux profonds demi-cercles de terre brune. Mais nous le mangeâmes tout de même.

Par la suite plusieurs couples de chasseurs bouchers se constituèrent, qui ne se contentaient plus d’abattre les chevaux malades ou égarés, mais qui choisissaient les plus gras, les faisaient délibérément sortir du troupeau et les abattaient ensuite dans le bois. Ils agissaient de préférence aux premières lueurs de l’aube ; l’un couvrait d’un morceau de tissu les yeux de l’animal et l’autre lui assénait le coup mortel (quand il l’était) sur la nuque.

Ce fut une période d’absurde abondance : il y avait de la viande de cheval pour tout le monde, sans aucune limitation, gratuitement .

Tout au plus les chasseurs demandaient-ils pour un cheval abattu deux ou trois rations de tabac. Partout dans la forêt et, quand il pleuvait, dans les couloirs et sous les escaliers de la Maison Rouge on voyait des hommes et des femmes occupés à cuire d’énormes biftecks de cheval aux champignons sans lesquels, nous autres qui revenions d’Auschwitz, aurions tardé encore bien des mois à retrouver nos forces.
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Où irons-nous demain ? Je ne sais pas mes très chers, je ne sais pas. Nous allons là où nous trouvons des rails.
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Nous avions résisté après tout, nous avions vaincu. Après l'année de camp, de peine et de patience ; après le froid, la faim, le mépris et la farouche compagnie du Grec ; après les maladies et la misère de Katowice ; après les transferts insensés où nous nous étions senti condamnés à graviter éternellement à travers les espaces russes, comme d'inutiles astres éteints ; après l'oisiveté et l'âpre nostalgie de Staryje Doroghi, nous remontions donc la pente, nous étions en marche vers nos foyers. Le temps, après deux années de paralysie, avait retrouvé vigueur et sens, il travaillait à nouveau pour nous et cela mettait un terme à la torpeur de ce long été, à la menace de l'hiver prochain et nous rendait impatients, avides de journées et de kilomètres.
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Ce furent des mois d'oisiveté et de bien-être relatif et donc pleins d'une nostalgie pénétrante. La nostalgie est une souffrance fragile et douce, radicalement différente, car plus intime et plus humaine, des autres peines qui nous avaient été infligées : coups, froid, faim, terreur, dégradation, maladie. C'est une douleur limpide et pure mais lancinante : elle envahit chaque minute, ne laisse pas de place pour d'autres pensées et provoque un désir d'évasion.
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Ils nous demandèrent du pain: pas dans leur langue bien entendu, mais en russe. Nous refusâmes car notre pain était précieux. Mais Daniele ne refusa pas, Daniele dont les Allemands avaient massacré la courageuse femme, le frère, les parents et pas moins de trente personnes de sa famille; Daniele le seul survivant de la rafle dans le ghetto de Venise, qui, depuis le jour de la libération, n'avait pour aliment que la douleur, tira un morceau de pain, le montra à ces larves et le déposa à terre. Mais il exigea qu'ils viennent le chercher en rampant à quatre pattes, ce qu'ils firent.
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Avec les petits Italiens, ils nouèrent une amitié curieuse et unilatérale, et apprirent d'eux différents jeux, comme celui du "circuit" : on y joue avec des billes que l'on pousse le long d'un parcours compliqué. En Italie il est comme une représentation allégorique du Giro, l'équivalent du Tour de France cycliste. L'enthousiasme des jeunes Russes pour ce jeu nous étonna : dans leur pays les bicyclettes sont rares et les courses cyclistes n'existent pas. De toute façon, ce fut pour eux une découverte. Au premier arrêt du matin il n'était pas rare de voir les sept Russes descendre de leur wagon-dortoir, courir au wagon des familles, en ouvrir les portes d'autorité et déposer à terre les enfants encore tout endormis. Puis ils se mettaient à creuser le parcours avec leur baïonettes et se plongeaient dans le jeu en toute hâte, à quatre pattes, leur fusil dans le dos, anxieux de ne pas perdre une minute avant le sifflet du départ.
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Les mois à présent passés,même durs,d'errance au marges de la société ,nous apparaissaient désormais comme une trève,une parenthèse de possibilités illimitées,un don providentiel mais unique du destin.
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pendant des années nous nous sommes montrés objectifs, mais l'objectivité est inoffensive, elle n'a jamais servie à changer le monde. Il nous manque la passion, une passion que l'on pourrait crier ou penser ou écrire. Il faut hurler à l'oreille des gens parce que leur pseudo-surdité est une espèce d'autodéfense lâche et malsaine,
L'auteur parle des Uruguayens son pays .. mais pas que..

Elle me donnait la main et je n'avais besoin de rien d'autre.Cela me suffisait pour sentir que j'étais bien accueilli. Plus que l'embrasser, plus que la posséder, plus que toute autre chose, elle me donnait la main et c'était l'amour.
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L'univers moral de chacun, convenablement interprété, s'identifie avec la somme de ses expériences et représente un résumé de sa biographie. (p.54).
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