Pourquoi les choses, un instant avant d'arriver, paraissent-elles déjà être arrivées ? C'est une question de simultanéité du temps. Et voilà que je te pose des questions et elles seront plusieurs. Parce que je suis une question.
Mes mots déséquilibrés sont le luxe de mon silence. J’écris par pirouettes acrobatiques et aériennes -- j’écris à cause de mon profond vouloir parler. Quoique écrire ne me donne que la grande mesure du silence. p 19
J'entre lentement dans mon offrande à moi-même, splendeur déchirée par le chant ultime qui semble être le premier. J'entre lentement dans l'écriture ainsi que je suis déjà entrée dans la peinture. C'est un monde enchevêtré de lianes, syllabes, chèvrefeuilles, couleurs et mots -- seuil d'entrée d'ancestrale caverne qui est l'utérus du monde, d'où je vais naître.
(...) Ce que je te dis doit être lu rapidement comme quand on regarde.
La vie oblique ? Je sais bien qu'il y a un désaccord léger entre les choses, elles se choquent presque, il y a un désaccord entre les êtres qui se perdent les uns les autres entre des mots qui ne disent presque plus rien. Mais nous nous entendons presque dans ce léger désaccord, dans ce presque qui est la seule forme de supporter la vie en plein, car une rencontre brusque face à face avec elle nous effraierait, affolerait ces délicats fils de toile d'araignée. Nous sommes de travers pour ne pas compromettre ce que nous pressentons d'infini autre dans cette vie dont je te parle.
Dormir c'est s'abstraire et se répandre dans le rien.
Le monde n'a pas d'ordre visible et je n'ai que l'ordre de la respiration. Je me laisse advenir.
Je veux capturer le présent qui, par sa nature même m'est interdit...
Mon thème est l'instant, mon thème de vie. Je cherche à lui être pareille, je me divise des milliers de fois en autant de fois qu'il y a d'instants qui s'écoulent — fragmentaire que je suis et précaires les moments — je ne me compromets qu'avec la vie qui naît avec le temps et avec lui grandit : il n'est d'espace pour moi que dans le temps...
La musique ne se comprend pas : s'entend. Entends-moi alors avec ton corps entier. Quand tu arriveras à me lire, tu me demanderas pourquoi je ne me limite pas à la peinture et à mes expositions, puisque j'écris rude et sans ordre. C'est que maintenant je sens la nécessité de mots — et c'est nouveau pour moi ce que j'écris parce que ma vraie parole, jusqu'à maintenant, n'a pas été atteinte. La parole est ma quatrième dimension.
Mais il y a ceux qui meurent de faim et je ne peux rien faire à part naître. Ma rengaine est : que puis-je faire pour eux ? Ma réponse est : peindre une fresque en adagio. Je pourrais souffrir la faim des autres en silence mais une voix de contralto me fait chanter – je chante mat et noir. C’est mon message de personne seule. La personne mange l’autre car elle a faim. Mais je me suis nourrie de mon propre placenta. Et je ne vais pas me ronger les ongles parce que ceci est un adagio tranquille.
Je me suis arrêtée pour boire de l’eau fraîche : le verre en cet instant-ci est de cristal épais à facettes et avec des milliers d’étincelles d’instants. Les objets sont-ils du temps arrêté ?
La pleine lune continue. Des horloges se sont arrêtées et le son d’un carillon rauque s’écoule sur le mur. Je veux être enterrée avec ma montre au poignet pour que dans la terre quelque chose puisse faire palpiter le temps.
Je suis si ample. Je suis cohérente : mon cantique est profond. Doucement. Mais croissant. Il croît encore plus. S’il croît beaucoup il devient pleine lune et silence, et fantasmagorique sol lunaire. Aux aguets du temps qui s’arrête. Ce que je t’écris et sérieux. Va devenir un dur objet impérissable. Ce qui vient est imprévu. Pour être inutilement sincère je dois dire que maintenant il est six heures quinze du matin.
Je veux mourir en vie. Je jure que je ne mourrai qu’en profitant du dernier instant. Il y a une prière profonde en moi qui va naître je ne sais pas quand. Je voudrais tellement mourir de santé. Comme quelqu’un qui explose. Éclater c’est mieux : j’éclate. Pour l’instant il y a un dialogue avec toi. Après ce sera un monologue. Après le silence. Je sais qu’il y aura un ordre.
Le chaos à nouveau se prépare comme des instruments de musique qui s’accordent avant d’entamer la musique électronique. Je suis en train d’improviser et la beauté de ce que j’improvise est fugue. Je sens palpitant en moi la prière qui n’est pas encore venue. Je sens que je vais demander que les faits s’écoulent simplement sur moi sans me mouiller. Je suis prête pour le grand silence de la mort. Je vais dormir.
Mais dorénavant j’ai envie de dire des choses qui me réconfortent et qui sont un peu libres. Par exemple : jeudi est un jour transparent comme une aile d’insecte dans la lumière. De même lundi est un jour compact. Dans le fond, bien derrière la pensée, je vis de ces idées, pour autant que ce soient des idées. Ce sont des sensations qui se transforment en idées parce que je dois passer par les mots. Passer par eux même si ce n’est que mentalement. La pensée primaire pense avec des mots. Celle de la « liberté » se libère de l’esclavage du mot.