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Critique de Erik35


VIVA LA LIBERTAD !

Sous ce titre générique de "Révolution : Suivi de Guerre des classes", les éditions Libretto dont il faut, une fois encore, célébrer le travail précieux et de longue haleine, publient en réalité deux recueils publiés à cinq années d'intervalles d'un genre assez méconnu chez l'auteur génial de Martin Eden, de Croc-blanc ou de l'Appel de la forêt (l'Appel sauvage pour être plus respectueux du titre donné par son auteur), le célèbre Jack London.

En effet, à côté ou, pour être plus précis, en parallèle de son oeuvre littéraire composée à part relativement égale de romans et de recueils de nouvelles, Jack London, socialiste assez tôt convaincu - il s'en explique dans le dernier texte de Guerre des classes intitulé sobrement "Comment je suis devenu socialiste" - fut aussi un rédacteur méticuleux mais passionné d'essais à caractère sociaux, économiques et politiques.

Cependant, il est à remarquer que si sa philosophie politique dominante dans ces deux ouvrages regroupés ici en un seul volume est omniprésente, Guerre des classes est incontestablement le plus frontalement politique des deux. Publié en 1905 à partir d'articles de presse et de conférences retranscrites, la teneur de cet ouvrage tend à démontrer sa quasi-certitude en l'effondrement futur du capitalisme - il en évoque certains des éléments parmi les plus reconnus aujourd'hui - sous les coups de boutoirs inexorablement justifiés du prolétariat via le socialisme révolutionnaire dont il fut longtemps un apôtre, ou plus exactement un propagateur enflammé. Ne se retrouva-t-il pas ainsi mis sous arrêt, convaincu de trouble à l'ordre public, pour avoir pris la parole dans les rues d'Oakland afin de dispenser la bonne parole socialiste ?

Ce qui étonne toutefois dans ce socialisme de London c'est qu'il n'est jamais, ou très peu, dogmatique. Certes, on comprend très vite que ce lecteur boulimique avait tout avalé de la doxa de son époque et de celles antérieures - y compris, d'ailleurs, des ouvrages en tout point opposés à ses idées, pour mieux les combattre -, mais on sent chez London que l'expérience vécue, les choses vues et ressenties, les souvenirs et les confidences ne sont jamais bien éloignées de son discours, aussi construit fut-il. On peut aussi lui prêter quelques visions d'avenir plus que justes : la prédominance économique et sans partage, dans un futur proche - plus que celui imaginé en Europe à cette date - de la jeune Nation américaine. L'obligation perpétuelle qu'ont les empires capitalistes à se livrer une guerre sans merci, a minima économique, à moins de péricliter et probablement mourir. Il avait perçu les limites inscrites dans ce même capitalisme. Il comprenait l'importance des "armées de chômeurs" dans le bon fonctionnement de la machine et la pression sociale permanente qu'impose le nombre constant de "sans emplois". Il voyait comme "les jaunes" - ceux capable de se vendre toujours moins cher pour prendre la place d'autrui - sont en partie la plaie de ce système poussant au toujours moins par le toujours plus.

Visionnaire donc (même si certains spécialistes plus pointus que lui avaient pour beaucoup théorisé toutes ses hypothèses), et véritable parangon d'un monde devant en passer par un grand renversement socialiste des valeurs de l'humanité. L'ouvrage s'achève donc par ce texte régulièrement retraduit en petit fascicule chez nombre d'éditeurs et où il explique comment il s'est "converti" au socialisme, après avoir été, jeune, un pur individualiste nietzschéen.

Le second recueil chronologiquement parlant - il est de 1910 -, présenté cependant en tête de cet ouvrage, reprend ce principe des essais, discours, articles de presse autres que de pure imagination - à l'exception notable d'une nouvelle d'anticipation politique intitulée "Goliath" et qui, à elle seule, vaut le détour -. Quoi que toujours marqué par la pensée socialiste de leur auteur, les textes rassemblés ici sont de saveur bien plus intime, personnelle, autobiographique. Et même si le premier texte est clairement un appel une révolution prochaine de la classe ouvrière - London constatant l'accroissement asymptotique du nombre mondial d'adhérents à l'internationale socialiste -, les textes qui suivent, pour être passionnants, sont bien moins didactiques que dans "Guerre des classes".

Qu'on ne s'y trompe pas, toutefois. London le bourlingueur, London le trimardeur, London le marin ou encore le chercheur d'or, l'homme aux mille mots par jour, l'ouvrier des lettres, l'homme qui sait mettre la main à la pâte tout autant qu'il sait s'arrêter pour faire place au rêve est toujours celui qui rêve d'un monde nouveau d'où le capitalisme marchand, autoritaire et ploutocratique sera forcément extirpé.
Voici ce qu'il en dit d'ailleurs dans l'un de ses essais les plus fameux, tiré de ce volume et qui d'ailleurs le clôt, son "Ce que la vie signifie pour moi" : « Un jour, lorsque nous aurons pour travailler quelques mains et quelques leviers de plus, nous le renverserons, en même temps que tous ces vivants pourris et ces morts sans sépulture, son égoïsme monstrueux et son matérialisme sordide. Alors, nous nettoierons la cave et nous construirons une nouvelle habitation pour l'humanité, dans laquelle il n'y aura pas d'étage de salon, où toutes les pièces seront claires et aérées, et où l'air qu'on respire sera propre, noble et vivant. » On peut difficilement être plus précis sur sa pensée et sur ses idéaux.

Le socialisme de London est indissociable de l'homme comme de l'écrivain. Comme le fut son épouvantable racisme - pourtant en telle contradiction avec ses idées politiques qu'il est des exemples, dans certaines de ses productions, où ils se font face, sans aucune résolution possible : impérialisme insupportable contre racisme, soumission au capital à abattre contre héritage lié à l'origine -. Pour autant, c'est d'abord à un homme - pour le coup réellement complexe, et bien plus que certain autoproclamé ces derniers temps - complexe de vie, de talent comme de pensée qu'il faut songer lorsqu'on aborde cette vie pleine de tumulte, de rage, de vaillance aussi, de contradictions sans aucun doute, d'incongruité délétère parfois. Mais un homme d'une générosité impressionnante à n'en point douter, aussi profonde que ses égarements.

Donnons, pour finir avec cette chronique, la parole à une grande femme (méconnue en France) de la pensée libertaire mondiale, Emma Goldman, qui eut la chance de croiser London à plusieurs reprises. le portait qu'elle en donne dans ses Mémoires, "Living my life", est des plus éclairant sur cette personnalité hors du commun : « Il était la jeunesse et l'exubérance ; il était rempli de vie. Vous voyiez le bon camarade, plein d'attention et d'affection. Il se pliait en quatre pour faire de notre visite un magnifique moment de vacances. Nous avons débattu de nos divergences politiques, bien évidemment, mais il n'y avait pas dans Jack cette rancoeur que j'ai pu trouver, souvent, chez les socialistes avec qui j'ai pu discuter. À l'évidence, Jack London était avant tout un artiste, un esprit créatif pour qui la liberté est l'essence même de la vie. En tant qu'artiste, d'ailleurs, il ne manquait pas de percevoir de la beauté dans l'anarchisme, même s'il tenait à dire que la société devrait passer par le socialisme avant de pouvoir atteindre le stade supérieur que représentait l'anarchisme. Quoi qu'il en soit, ce n'étaient pas les opinions politiques de Jack London qui m'intéressaient : c'était son humanité, sa compréhension de la complexité du coeur humain et sa capacité à le ressentir. Comment aurait-il pu créer son merveilleux Martin Eden s'il n'avait pas possédé en son for intérieur les éléments qui ont participé au combat métaphysique et à la destruction de son héros ? C'était ce Jack London, et non celui qui se dévouait à quelque credo mécaniste, qui avait rempli de joie et de sens ma visite à Glen Ellen. »

Tout ou presque y est dit. Et que vive la liberté !
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