C’est, sans doute, parce que la persistance de certaines choses, de tout temps connues, arrive à nous leurrer sur notre propre stabilité, sur notre propre durée ; en les voyant demeurer les mêmes, il nous semble que nous ne pourrons pas changer ni cesser d’être.
Dans l'existence, surviennent des heures, des détails qui sembleraient
n'avoir qu'une valeur de dernier ordre et qui se gravent minutieusement
dans la mémoire, tandis que d'autres, mille fois plus importants, n'y
laissent aucune trace.
Là, parmi les livres aux reliures d'un autre siècle, je trouvai un cahier en gros papier rude d'autrefois, et je l'ouvris distraitement... J'appris alors, avec un tressaillement d'émotion, que de "midi à quatre heures du soir, le 20 juin 1813, par 110 degrés de longitude et 15 degrés de latitude australe (entre les tropiques par conséquent et dans les parages du Grand Océan) il faisait beau temps, belle mer, jolie brise de sud-est, qu'il y avait au ciel plusieurs de ces petits nuages blancs nommés "queues de chat" et que, le long du navire, des dorades passaient..."
Morts sans doute depuis longtemps, ceux qui avaient noté ces formes fugitives de nuages et qui avaient regardé passer ces daurades... Ce cahier, je le compris, était un de ces registres appelés "journaux de bord", que les marins tiennent chaque jour. [...]
Le souvenir inoubliable de cette petite lecture furtive a été cause que, pendant mes quarts à la mer, chaque fois qu'un timonier m'a signalé le passage de daurades, j'ai toujours tourné les yeux pour les regarder ; et toujours j'ai trouvé une espèce de charme à noter ensuite l'incident sur le journal de bord, - si peu différent de celui que ces marins de juin 1813 avaient tenu avant moi.
La Bretagne, que beaucoup de gens me donnent pour patrie, je ne l'ai vue que bien plus tard, à dix-sept ans, et j'ai été très long à l'aimer, - ce qui fait sans doute que je l'ai aimée davantage. Elle m'avait causé d'abord une oppression et une tristesse extrêmes; ce fut mon frère Yves qui commença de m'initier à son charme mélancolique, de me faire pénétrer dans l'intimité de ses chaumières et de ses chapelles des bois. Et ensuite, l'influence qu'une jeune fille du pays de Tréguier exerça sur mon imagination, très tard, vers mes vingt- sept ans, décida tout à fait mon amour pour cette patrie adoptée
Parce que - pour son propre malheur -on est prince et magicien dans le domaine du rêve.
Au cours de ma vie, j'aurais donc été moins impressionné sans doute par la fantasmagorie changeante du monde, si je n'avais commencé l'étape dans un milieu presque incolore, dans le coin le plus tranquille de la plus ordinaire des petites villes, recevant une éducation austèrement religieuse.
Ceci est un rêve qui date du quatorzième mois de mai de ma vie. Il me vint par une de ces nuits tièdes et douces qui succèdent à de longs crépuscules délicieux.
se confiner tout le temps dans un même lieu, passer sur la terre et n'en rien voir, quel avenir de désenchantement ; à quoi bon vivre, à quoi bon grandir, alors ? ...
Depuis bien des années, j'avais oublié l'association de ces deux choses, et, dès que le papillon jaune me fût revenu en mémoire, ramené par le porche de Bories, j'entendis en moi-même une petite voix qui reprenait tout doucement : "Ah! ah! la bonne histoire! ... " Et la petite voix était flûtée et bizarre, surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts.