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Citations sur Suprêmes visions d'Orient (12)

Là, de la tribune où nous avons pris place, sur des tapis de prière, nous dominons l'espace réservé à la danse des tourneurs ; c'est un grand cercle vide qui occupe tout le centre de la mosquée et qu'entoure une barrière. Le chef est resté en bas, à l'intérieur de ce cercle sacré ; debout et nous faisant face, il se tient immobile, rigide, comme anesthésié, les yeux en rêve. Un à un, les derviches arrivent, sortis sans bruit des lugubres solitudes d'alentour ; ils arrivent les yeux baissés, les mains jointes sur la poitrine, dans la pose hiératique des momies égyptiennes. Ils ont revêtu des longues robes sombres, très amples, à mille plis, mais que des ceintures serrent beaucoup à leur taille mince. Ils commencent leurs exercices par une lente promenade rituelle, à la file, autour de la salle ronde. C'est déjà comme en rêve qu'ils se meuvent, et chaque fois qu'ils passent ou repassent devant le chef de la confrérie, ils lui adressent une très profonde révérence, qui leur est rendue avec la même gravité. La danse religieuse sera menée par un petit orchestre de flûtes et d'énormes tambourins caverneux, elle durera pendant tout l'office.
D'abord les derviches déploient les bras par saccades comme des automates dont les ressorts engourdis joueraient difficilement, et quand ils ont fini par les étendre tout à fait, presque en croix, la tête penchée sur l'épaule avec une grâce un peu morbide, c'est alors seulement qu'ils commencent à tourner, d'un mouvement d'abord très doux, mais qui de minute en minute s'accélère et arrondit en cloche leurs larges robes sombres ; on dirait bientôt de grandes campanules renversées, devenues maintenant si légères qu'il suffirait d'un souffle imperceptible pour les faire glisser comme cela en rond, tout autour de la salle ronde, comme des feuilles mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un mouvement de toupie lancée sans heurt sur une surface plane. En passant ils ne font aucun bruit, on ne voit même pas s'agiter leurs pieds rapides, et leurs si hauts bonnets ne chancellent même pas sur leurs têtes aux yeux d'extase. Ils tournent, ils tournent ainsi, toujours du même côté ; tant on s'est identifié à leur mouvement, il semble que, s'ils en changeaient le sens, on en ressentirait une commotion douloureuse et qu'une rêverie ultra-terrestre en serait rompue sans recours... Ils tournent interminablement, à donner le vertige...
Le décor en pénombre, où tournoient ces personnages si légers, est un grand décor funèbre ; ils dansent devant un parterre de morts, de morts qui, toute leur vie, avaient tournoyé comme eux, ici, au milieu de ce même sanctuaire, mais qui aujourd'hui se contentent de surveiller, dans un silence attentif et intimidant, de quelle manière ces derviches actuels continuent la sainte tradition du vertige religieux. En effet, la mosquée est ouverte sur des bas-côtés profonds tout peuplés d'immenses et très hauts catafalques que drapent des étoffes vertes, la couleur du Prophète. Tous ces tombeaux vert émir, qui se pressent les uns derrière les autres comme pour mieux voir si les rites du tournoiement séculaire sont bien conservés de nos jours, tous ces tombeaux des différentes époques de l'Islam sont d'autant plus élevés et imposants que le mort endormi en dessous était plus saint et plus vénéré dans le milieu des derviches, et chaque catafalque est du reste surmonté d'un haut bonnet de derviche que supporte un champignon en bois et qui donne à l'ensemble une sorte de vague aspect humain.
Devant ces spectateurs immobiles et cachés, ils tournent, les derviches, ils tournent de plus en plus vite, au son de leur toujours même petite musique flûtée que l'on dirait étrangement lointaine et entendue du fond des temps passés ; c'est si invraisemblable, la continuation de leur tournoiement sans un à-coup, ni un faux pas, ni une hésitation qu'on les dirait dématérialisés ou plutôt réduits à l'état de machines tourbillonnantes, dont les robes s'enflent de plus en plus en forme de campanules renversées. Les morts, qui tant s'intéressent sous les catafalques verts, semblent de plus en plus captivés par cette danse facile qui ne fait pas de bruit ; ils ont l'air d'étirer leur cou raide ou de se hisser pour mieux voir. Du reste, ce que cherchent les danseurs, c'est la fatigue qui grise, c'est l'ivresse élégante, éthérée, c'est le vertige favorable à l'envol dans les régions où réside le Dieu inaccessible sous la forme spéciale de cet Allah, Dieu de l'Islam et des grands déserts.
Tout de même, on a peur à la fin qu'ils ne tombent, ces vertigineux valseurs, et voici que tout à coup la petite musique si monotone paraît vraiment fatiguée, elle aussi, et hésitante, près de finir, et les tambours caverneux battent quelque chose de déréglé, comme serait une sorte de berloque qui voudrait dire : c'est assez, finissez. Les danseurs commencent à s'affaisser par terre, d'abord un seul, puis deux, puis trois, puis tous... C'est fini. On se sent presque aussi épuisé qu'eux-mêmes et les grands bonnets des catafalques font l'effet de s'affaisser aussi, de rentrer leur cou de bois. C'est fini...
Pendant toute la cérémonie, on n'avait pas perdu la notion d'être environné d'une région absolument mortuaire, et maintenant on frissonne un peu à l'idée que, pour s'en aller, il va falloir se replonger là-dedans, cheminer longtemps parmi les stèles, parmi les cyprès au feuillage noir, aux ramures blanches dont les pointes, sous la pâleur du ciel de minuit, simulent, elles aussi, de colossales, d'obsédantes coiffures de derviches...
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Que de fois jadis je m'étais mêlé à ces foules des veillées de Turquie ! Quand je commandais le Vautour, mes officiers en subissaient comme moi l'attirance, il leur arrivait de m'accompagner dans mes sorties du soir et de prendre place, eux aussi, au milieu de ces groupes méditatifs. Et ce qui nous retenait là, n'était pas seulement la séduction des aspects et des couleurs pour des yeux d'artiste ; non, c'était ce besoin de revanche, qui est au fond de beaucoup d'âmes d'Occident, contre nos agitations vaines, contre tout ce qu'il y a de trop positif et de plus en plus desséchant dans nos modernes existences. Oh ! la suprême sagesse de laisser les choses comme elles sont, de prendre les jours comme ils viennent, de suivre les traditions ancestrales, de se préparer dès longtemps à la mort par le recueillement et la prière...
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C'est à Canlidja que ma fantaisie me fait aborder cette fois, et, dès que je suis assis, parmi de naïfs rêveurs, devant un humble petit café qui regarde la mer, je sens peu à peu descendre sur moi la paix sans nom des soirs d'Asie. Ce ne sont pas seulement mes yeux qui prennent plaisir et se reposent ; non, le repos est surtout pour mon âme d'Oriental, presque toujours exilée et qui se retrouve ici chez elle. Et puis la fuite terrifiante des jours semble ralentie, presque arrêtée, au milieu de ces choses qui étaient pareilles il y a cent ans, au milieu de ces gens calmes qui vivent et prient comme vivaient et priaient leurs ancêtres, qui savent à peine leur âge et qui même ignoreraient l'heure si le muezzin ne chantait pas.
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Sur les « massacres d'Arménie » je crois avoir dit, avec force témoignages et preuves à l'appui, à peu près tout ce qu'il y avait à dire : la réciprocité dans la tuerie, la folle exagération clans les plaintes de ces Arméniens qui, depuis des siècles, grugent si vilainement leurs voisins les Turcs, et qui, inlassables calomniateurs, ne cessent déjouer de leur titre de chrétiens pour ameuter contre la Turquie le fanatisme occidental. (pp. 296-297)
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Pauvre Andrinople [Edirne, 1913] que j'ai vue en fête, toute pavoisée, toute illuminée le soir en l'honneur du ramazan, — peut-être de son dernier ramazan ! Derrière cette joie du peuple dans les rues persistait le souvenir des atrocités de la veille.Dans les quartiers turcs, on m'a montré partout des mosquées démolies, des portes, des fenêtres défoncées par les pilleurs ou les satyres. On m'a fait visiter l'île d'angoisse, cette île du fleuve où quatre à cinq mille prisonniers de guerre turcs furent entassés pour y mourir de faim. Là j'ai vu les arbres jusqu'à hauteur d'homme dénudés et blancs, dépouillés de leur écorce que les affamés dévoraient. On sait qu'au bout de quinze jours de cette torture les Bulgares vinrent égorger ceux qui s'obstinaient à vivre.

Si je n'avais recueilli que des témoignages turcs, je risquerais d'être taxé d'exagération. Mais les plus accablants, ce sont les Grecs et les Juifs qui me les ont fournis. Le métropolite grec, que je suis allé visiter dans son vieux palais épiscopal, m'a conté en m'autorisant à l'écrire comment lui parla le général bulgare qui l'avait mandé brutalement : « — Est-ce que vous aimez les Turcs, vous ? — Oui, parce que durant quatre siècles ils nous ont permis de vivre heureux. — C'est bon, je vais vous faire exécuter. — Alors tuez-moi tout de suite. — Non, un peu plus tard, quand ça me plaira. Sortez. » Et, dans une salle voisine, les aides de camp parlaient de même à tous les notables grecs convoqués. Mais l'arrivée foudroyante des Turcs les sauva tous.

C'est pendant un iftar, dîner de Ramazan, offert par le vali dans son palais dévasté, que j'ai pu juger surtout de l'entente fraternelle entre les musulmans et les autres communautés religieuses d'Andrinople. Parmi des généraux, des officiers de tout grade, le grand rabbin des juifs était attablé entre deux hodjas à turban ; ailleurs, le métropolite grec causait en souriant avec son voisin de gauche, le chef des derviches. Hélas ! sur cette joie de la délivrance qui les unissait tous, pesait l'angoisse des lendemains. L'Europe, l'Europe, que ferait-elle ? qu'exigerait-elle ? On avait confiance pourtant, confiance en les cœurs français, en les cœurs anglais, et peut-être, malgré tout, en les cœurs russes. (pp. 211-213)
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Sur la place de la mosquée de Soliman le Magnifique, le vieux petit bazar est demeuré pareil. Chacun dans son échoppe ouverte, les patients enlumineurs, le pinceau à la main, sont accroupis au milieu de leurs petites fioles de dorure et d'argenture. Presque tous paraissent âgés, hommes d'une autre époque, pourrait-on dire. De leurs doigts maigres, agiles et précis, ils tracent, sur des cartons, d'impeccables caractères, en penchant au-dessus de leur ouvrage leur tète enturbannée. Ils excellent à composer, avec des passages du Coran, des dessins presque symétriques, imitant quelquefois des urnes, ou môme des gerbes de rigides fleurs.

La calligraphie était jadis un des arts les plus en honneur dans ce pays où l'on avait le temps et la patience ; les sultans eux-mêmes s'y adonnaient et ne dédaignaient point d'écrire, pour les mosquées, des Corans précieux, de même que jadis les empereurs de Byzance enluminaient des Évangiles. Les caractères arabes (adoptés, comme on sait, par les Turcs en même temps que la religion du Prophète) sont du reste étrangement décoratifs ; sur les faïences, sur les marbres, sur les parchemins, ils se prêtent à des enroulements qui s'harmonisent avec les arabesques et qui, toujours, y ajoutent l'indicible mystère de l'Islam.

Je fais choix de belles inscriptions, — mais parmi celles qui sont déjà tout encadrées, toutes prêtes, car on pense bien que je n'ai pas le temps d'attendre pour les poser chez moi : la vie est trop courte, et la saison finira trop vite. Elles sont en lettres d'or sur fond noir, et disent des prières de résignation et de confiance. Un portefaix les charge sur son dos et nous rentrons au logis, après avoir acheté en route un marteau et des clous pour, tout de suite, les accrocher aux murailles. Dans ma chambre, à la tête du matelas, recouvert d'un tapis de Perse, où je dormirai, je suspends celle-ci : « Allah ! je me confierai en Ta miséricorde au jour des châtiments. » (pp. 91-93)
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Ce Dieu d'ici, il domine toutes les rêveries et tous les silences. Jour et nuit, on entend passer, au-dessus de Stamboul, son nom chanté, paraphrasé, prolongé en vocalises éperdues et tremblantes par des centaines de voix claires. Dans les enroulements innombrables des arabesques, sur les marbres des stèles, sur les murailles des précieuses faïences, c'est son nom qui revient partout, multiplié à l'infini, obsédant, éternel, tantôt visible ou tantôt dissimulé parmi les rosaces compliquées et les hiératiques fleurs.
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Les peuples les plus divers se coudoient encore, dans ce vestibule de la ville des Khalifes, ainsi que jadis à Byzance. A cette heure même, sur les escaliers de la mosquée géante, qui est postée là de garde au seuil d'e Stamboul et pointe ses minarets dans le ciel, sur toutes ses marches en amphithéâtre, s'étagent comme pour faire tableau, des groupes venus du fond de l'Asie, une de ces tribus boukharotes qui fréquentent souvent ce coin de Babel.... Et, encerclant tout, encerclant mosquées, minarets et foules orientales, les eaux du golfe et du Bosphore, les eaux criblées de navires, les eaux accablées de lumière, scintillent jusqu'à l'horizon comme un tapis gris-perle à grandes paillettes de mica.
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Et ce qui nous retenait là n'était pas seulement la séduction des aspects et des couleurs pour des yeux d'artiste ; non, c'était ce besoin de revanche, qui est au fond de beaucoup d'âmes d'Occident, contre nos agitations vaines, contre tout ce qu'il y a de trop positif et de plus en plus desséchant dans nos modernes existences. Oh ! la suprême sagesse de laisser les choses comme elles sont, de prendre les jours comme ils viennent, de suivre les traditions ancestrales, de se préparer dès longtemps à la mort par le recueillement et la prière...
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A minuit, quand elles sont reparties, nous avons été les reconduire à la rive d'en face, trois caïques en cortège, sous la lune claire. Et c'était l'heure des grands enchantements silencieux du Bosphore. Partout immobilité et blancheur ; aucun souffle ne remuait la buée qui s'exhale ici des eaux toutes les nuits d'été ; on voyait les choses comme au travers de gaze blanche ; à la suite des dames en tcharchaf, redevenues un peu fantômes, on s'en allait en glissant, couché sur une sorte d’iréel miroir, vers les hautes tours crénelées de la citadelle d'Europe, et on n'avait pas idée de parler, car rien n'eût valu ce silence.
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