Les soeurs de Montmorts

Bien entendu, le policier savait que ces hystéries fréquentes durant ces siècles d’obscurantisme et de croyances infondées ne symbolisaient que la folie des hommes. Mais il se dit que, d’une certaine manière, s’il voulait comprendre Montmorts, il lui faudrait également se plonger dans son histoire.

Bien sûr, avant d’arriver, il avait fait des recherches sur Internet. Il avait découvert quelques photos du village, rien de plus. Mais hier soir, alors qu’il venait de remonter du bar où il avait avalé un ragoût aux arômes surprenants que Roger se vantait d’avoir lui-même cuisiné, il s’était promené de nouveau sur la Toile et avait découvert « Les chroniques de Montmorts », un blog tout juste créé par une habitante. Julien en avait appris un peu plus sur le site.

Julien se retourna et fit quelques pas en direction du cimetière. Des grilles basses et rouillées cerclaient l’ensemble des dépouilles qui, à voir le nombre de croix ivres qui perçaient le sol, ne devaient pas dépasser la dizaine. Les herbes hautes aux feuilles perlées de rosée caressèrent ses chaussures. Le policier ignorait pourquoi il tenait tant à se rendre sur ce site, mais il lui semblait qu’il ne pourrait faire partie de ce village sans y avoir effectué un pèlerinage.

Après dix minutes de route, la silhouette froide de la montagne perça la brume et la nuit mourante pour se dresser, orgueilleuse et luisante sous la lune, à une centaine de mètres du véhicule. Semblable à une lame de couteau géante, son flanc s’élançait vers le ciel en s’arrondissant à la cime, formant une plateforme naturelle où Julien put deviner la ceinture métallique d’un parapet. Quelle vue on doit avoir de là-haut !

La brume qui s’étirait nonchalamment et dans le moindre recoin, à quelques centimètres du sol, finissait de parfaire le portrait d’un lieu à part, presque onirique.

Avant de se rendre au central, Julien roula en maraude dans les rues du village. Il s’était déjà promené dans les artères de Montmorts, la veille dans l’après-midi, mais à cette heure-ci il découvrit un lieu au charme certain. Les lampadaires luttaient encore pour quelques instants contre l’obscurité vacillante de la nuit, et baignaient les maisons dans une lumière jaunâtre agréable. L’impression qu’il avait ressentie la veille résonna une nouvelle fois dans son esprit : Montmorts était un village perdu, mais très loin du délabrement auquel on aurait pu s’attendre dans un endroit aussi isolé.

— Je vais vous donner la chambre qu’avait occupée votre prédécesseur à son arrivée, déclara-t-elle d’une voix ferme, une fois le premier étage atteint. Pas que je veux vous porter le mauvais œil, mais c’est la seule qui soit prête.
— Je ne suis pas superstitieux, plaisanta Julien, cependant légèrement mal à l’aise de dormir dans le même lit qu’un homme qui, à ce que lui avait appris son supérieur, était mort à peine huit mois après sa prise de poste.
— Vous êtes à Montmorts, jeune homme, vous feriez mieux d’être superstitieux…

Un cadre accroché à l’écart montrait une photo qui contrastait violemment avec la joie affichée sur les précédentes. Il s’agissait d’un vieux cimetière, dont les croix usées par le temps ne se tenaient plus dressées vers le paradis céleste, mais au contraire semblaient s’affaisser vers l’enfer et penchaient en direction du sol comme si elles n’avaient pas été suffisamment enfoncées dans la terre. Des herbes hautes jonchaient le pourtour et couraient le long d’une grille rouillée.
— Charmant, non ?
Une voix féminine, à l’intonation rauque et usée, résonna derrière le policier.
— Charmant, je ne sais pas, mais… bucolique en tout cas.

Dans trois jours le nouveau chef de la police municipale arrive pour remplacer notre regretté ancien fonctionnaire. Je compte sur chacun de vous pour lui réserver le plus agréable des accueils !

Alors oui, les sacrifices, les prétendues sorcières, le cimetière vieux de plusieurs centaines d’années établi juste en bas de la montagne, parce que à l’époque il était plus pratique d’enterrer les morts à l’endroit exact où ils venaient de chuter, tout cela pour beaucoup n’est que flocon de neige. Inutile, provenant d’un passé révolu, le pic ne représente à présent qu’un gros rocher surnommé pompeusement montagne, qui bloque la brume rejetée par le grand et le petit tertre, suinte d’humidité et cache le coucher de soleil.
Ce village, c’est le mien. J’y suis née.