La présence de nous autres, Africains, à Lisbonne est fragile. Notre représentation politique est nulle. La vie associative tourne autour de la fête et de la nourriture. Musique et cachupa. La dimension africaine est en permanence réduite à ces éléments: bal, rythmes, bouffe. Tactique propice à la non-reconnaissance de toute création ou émergence d'une pensée africaine.
Je me réveille avec un chiffre en tête: dix pour cent. Lisbonne a compté jusqu'à dix pour cent de Noirs au sein de sa population, et cette proportion s'est vérifiée à plusieurs reprises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les premiers esclaves noirs arrivèrent au Portugal cinquante ans avant que Colomb ne révèle des terres inconnues, que Vasco de Gama ne revienne de son tour aux Indes, et que Pedro Alvarez Cabral ne touche la terre de la Sainte-Croix appelée à devenir le Brésil. Qui connait aujourd'hui l'histoire édifiante de cette promiscuité multiséculaire entre un pays d'Europe et l'Afrique? Une relation quotidienne, sans distance, non rejetée au-delà de l'écran atlantique, dans de lointaines colonies. Une confrontation qui s'est faite aussi bien en bord de mer que dans l'arrière-pays, à laquelle ne pouvaient échapper ni les aristocrates ni les paysans.
Les visiteurs de Lisbonne ne prêtent pas assez d'attention aux grandes bibliothèques de cette ville: ce sont des lieux éblouissants pour les nostalgiques du temps suspendu. Les siècles ont coulé, le décor est resté: boiseries, vitrines, moulures, fichiers. La moindre lettre de jésuites portugais, écrivant de Macau ou revenant du Tibet, est ici consignée, répertoriée, lisible.