Whispers

Ce tome constitue une histoire complète et indépendante de toute autre. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2012/2013, écrits, dialogués, dessinés, encrés, mis en couleurs et lettrés par Joshua Luna (oui, c'est lui qui l'a fait, tout seul). Il a également réalisé les couvertures.

Le récit commence alors que Sam Webber est indécis devant la porte d'un bar. Il souffre de mysophobie, et il n'arrive pas à trouver le courage de tourner la poignée redoutant tous les germes la recouvrant. Il finit par entrer en profitant du passage d'une autre personne (sans toucher la poignée). Il rejoint ses amis attablés, pour apporter leur soutien à Lily Benton (l'ancienne petite amie de Sam) dont le père vient de sortir de l'hôpital après avoir été renversé par un chauffard. Au lieu de participer à la conversation pour soutenir Lily dans cette épreuve, il commence à expliquer qu'il a vécu une expérience de décorporation, flottant au dessus de son corps endormi et espionnant un de ses amis. le récit se focalise ensuite sur Sam Webber testant cette capacité inattendue. Il va ainsi retrouver la trace de Vanessa (une de ses ex, une junkie devant 4.000$ à son dealer Tay). Il va faire la connaissance de Cali sa voisine (qui l'a surpris en train de prendre son courrier avec des gants de chirurgien du fait de sa phobie).

Joshua Luna avait déjà réalisé plusieurs histoires avec son frère Jonathan, comme Ultra: seven days, Girls ou encore The sword. Il a décidé de se lancer en solo pour une histoire complète. Il emmène le lecteur dans un récit à l'intrigue surprenante de bout en bout. Difficile de déterminer (même arrivé à la moitié du récit) la destination du voyage. Est-ce la nature même de la capacité surnaturelle de Sam Webber (voyage astral), ou son origine ? Est-ce l'usage qu'il en fera, aider Vanessa, ou espionner mesquinement ses proches ? S'agit-il d'un thriller dans lequel Sam Webber devra échapper aux situations dangereuses (le dealer à ses trousses, la mystérieuse entité démoniaque) dans lesquelles il s'est lui-même fourré ? Est-ce une étude de caractère dans laquelle Sam devra triompher de ses phobies et de ses troubles obsessionnels compulsifs ?

Toutes ses questions permettent de se faire une idée de la richesse de la narration qui enchevêtre la découverte de la personnalité singulière du personnage principal (difficile de le qualifier de héros, au vu de ses défauts psychologiques), avec des séquences d'action, des interactions entre personnages nuancées et chargées de non-dits. Ainsi quand Sam découvre l'état d'esprit de sa mère grâce à ses capacités, il prend conscience de l'altérité d'autrui de façon adulte, ayant déjà dépassé le complexe d'Oedipe. Quand Lily et lui discutent, le lecteur prend conscience de la complexité de leur relation passée. Joshua Luna s'adresse réellement à des adultes de par les thèmes qu'il aborde, ainsi que par la manière dont il les traite.

Aussi le lecteur est un peu déstabilisé quand Joshua Luna insère des éléments racoleurs ou une entité maléfique trop diabolique. Pour le coup, il faut lui faire confiance, et effectivement la suite du récit ainsi que sa résolution montrent que ces facettes plus brutes de la narration trouvent une justification cohérente. À la fin du récit, le lecteur prend conscience que Joshua Luna a construit une intrigue bien structurée justifiant chaque séquence, aussi déplacée peut elle sembler au cours de la lecture. En cela, la narration tient le lecteur en haleine, qui doit rester sur ses gardes pour prendre du recul sur chaque séquence et se demander ce qui peut motiver qu'elle ne semble pas raccord avec ce qui a précédé. Il ne s'agit pas d'une narration confuse, il s'agit juste de moments qui détonnent par rapports aux précédents.

Ceux qui ont lu "Girls" et "The sword" se rendront compte avec plaisir que Joshua Luna a progressé en matière de décors. Ici ils sont plus substantiels et plus détaillés, moins éthérés et moins fades. Il ne reste qu'une ou deux pages par épisodes qui auraient mérité un peu plus d'arrières plans, mais c'est un pourcentage faible, inférieur à la moyenne des comics, et inférieur aux productions antérieures des frères Luna. Il en va de même pour les personnages et surtout leurs visages qui sont plus étoffés que dans les 2 précédentes séries suscitées (même s'ils ne sont pas toujours très agréables à regarder). Joshua Luna a conservé sa capacité à dessiner des horreurs graphiques choquantes (en particulier un arrachage de membre répugnant, sans possibilité de voyeurisme). Par contre il s'avère un peu moins convaincant dans son évocation des âmes damnées (même si le récit fournit une explication par la suite).

Séquence après séquence, le lecteur peut apprécier la direction d'acteurs dont le jeu est naturaliste et crédible. Par contre la mise en scène manque parfois d'inventivité, en particulier lors des dialogues où Joshua Luna se contente d'alterner champ et contrechamp sur les visages des 2 personnages.

Avec cette histoire complète, Joshua Luna a conservé la structure des 2 précédentes séries : le recours à un phénomène surnaturel (ici un individu capable de sortir de son corps) et la peinture du portrait d'un jeune homme mal dans sa peau, mal intégré à la société, un peu marginal dans sa façon d'être. le lecteur doit accepter de faire confiance à l'auteur, malgré la narration en apparence hétérogène, en sachant que tous les éléments s'intègrent au final pour une histoire bien noire. Cette forme narrative un peu étrange crée quelques attentes qui ne sont pas forcément comblées (le TOC relatif au lavage des mains demeure par exemple sans suite).