Citations sur Façons de lire, manières d'être (27)
[...] nous considérons que seul le récit modélise la vie, en donnant sens et structure à une expérience autrement considérée comme pâteuse ; nous croyons à une identité exclusivement "narrative." [...] je veux entrer ici en débat avec ce que trop de philosophies de la littérature tiennent pour une évidence : la temporalisation de la vie par la médiation exclusive du récit, la narrativité de soi ; j'observerai, par exemple, la concurrence entre une "identité narrative" et des "identités stylistiques" à l'intérieur d'un même lecteur, ressources multiples et parfois contradictoires pour la configuration de soi.
Comme si les romans lui offraient non pas des objets, des entités auxquelles s'identifier momentanément, mais un répertoire d'espace-temps, une grammaire des conditions narratives, et même une intuition du bonheur-orienté-dans-la-durée. Une intuition, car le récit, ici, n'est pas seulement une forme belle, c'est une disposition affective, une image inchoative à placer devant soi pour s'y rejoindre. " A ces moments-là je me sens poétique, encore que ce soit un état en repos et non créateur"
Donner du style à son existence, qu'est ce dire ? Ce n'est pas le monopole des artistes, des esthètes ou des vies héroïques, mais le propre de l'humain : non parce qu'il faudrait recouvrir ses comportements d'un vernis d'élégance, mais parce que l'on engage en toute pratique les formes mêmes de la vie. L'expérience ordinaire et extraordinaire de la littérature prend ainsi sa place dans l'aventure des individus, où chacun peut se réapproprier son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles : car les styles littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles.
Il faut exiger un regard attentif aux nuances de toutes les formes de vie. Il faut opposer aux identités factices, aux fausses permanences, à la destruction de l'expérience et aux pluralités indifférentes, indolores et dé-liées qui marquent la culture contemporaine ce maniérisme* des pratiques, cet avenir des nuances, des modalités et des singularités. Pasolini a cessé d'y croire, lorsqu'il voyait s'éteindre l'éclat subtil des lucioles dans le paysage contemporain, c'est-à-dire aussi dans les esprits, les gestes, les formes de l'attention et de la vie collective. Mais c'est bien cette force de rayonnement ordinaire qu'il faut défendre et rechercher partout où elle s'invente. De toute urgence, comme l'écrit Michel Deguy, il s'agit de "changer les livres en nôtre âme, faire monter dans l'arche toutes les figures, traduire, traduire sans relâche les paraboles en poèmes, en citations pour nos circonstances, en entretiens, en ordinaire du jour"
*l'auteur utilise ce terme dans une forme non péjorative; le "maniérisme" comme "manière de".
On peut en effet regarder la lecture comme une pratique d'individuation, un moment décisif dans l'élaboration de la "grammaire du rapport à soi". La lecture est d'abord une "occasion" d'individuation : devant les livres nous sommes conduits en permanence à nous reconnaître, à nous "refigurer", c'est-à-dire à nous constituer en sujets et à nous réapproprier notre rapport à nous-m^me dans un débat avec d'autres formes.
L'écrivain me dit donc en me précédant, il marche devant moi, et j'éprouve dans ma lecture le "plaisir d'avoir été deviné". Barthes appelait cela "la vocation citationnelle" des formes. Les phrases sont en effet moins des objets que des directions et des appels, les promesses d'une pratique à venir; elles sont à citer. La citation est la réponse la plus active, la plus simple, à cette vocation des formes; c'est l'évidence pratique d'une "vie en forme de phrase".
L’individu, dès lors, se définit moins comme un « soi », que comme un rapport à soi et au monde, que toute expérience est susceptible de relancer.
Un livre peut en effet acquérir la force d'une autorité, montrer qui ou quoi désirer, et doubler en cela notre formation intérieure d'une antériorité active ; il devient une sorte de conseil, et même d'oracle, un passé choisi qui a tout à la fois la magie de la prophétie, l'inquiétante étrangeté du pressentiment, et la justesse d'une préfiguration. (p. 191)
Se donner des modèles
L'effort lecteur est cet effort dialectique d'acquiescement et de traction vers des mots que la lecture vient de réaliser à l'intérieur de nous : mouvement de soulèvement intérieur, forme particulière d'une "possibilisation" de soi. Les lectures dérivent alors dans le lecteur, disponibles à ce que le monde fasse d'elles une vérité ; elles ne "s'appliquent" pas au réel, mais suscitent une circonstance, une mise en phrase avec une nouvelle réalité. Une phrase, en effet, est toujours instauratrice, elle suscite en elle-même sa direction et façonne son passé ; lorsque nous la lisons, sa qualité de temps s'installe en nous, elle nous prête son orientation, nous lui prêtons notre durée, et la lecture l'effectue comme nôtre. (p. 214)
Se donner des modèles.
La lecture est cette pratique en prise permanente sur "autre chose" que le texte, non par indifférence au sens mais par intérêt (par désir) pour les possibles que ce sens déploie. (p. 225)
Se donner des modèles.