Malaurie : L'appel de Thulé

Ils sont capables de garder un vide intérieur leur permettant d'être en relation intime avec la glace, le vent porteur de messages. C'est l'esprit intérieur ouvert à l'inconnaissable par dix millénaires d'aninisme. Ils interprètent géopoétiquement la nature.

C'est alors que brusquement, je m'éveille un matin, après un très long sommeil. Le premier depuis trois mois. Ô première et douce nuit ! Telle une chrysalide, un autre moi-même apparaît. Je vais donc devenir cet autre, l'homme des origines qui vivait caché en moi. Il se leve, résolu, vierge de tout passé. Il va régir ma vie. (p. 47)

Ecouter la pierre, c'est bien. C'est notre ancêtre à tous.

Le 1er juillet 1950, je suis à Copenhague pour embarquer. Pas de vivres, pas d’équipement polaire, je suis seul.
Le voyage par mer en direction de la lointaine Thulé de révèle exceptionnellement long…
Avant de rencontrer Sakaeunnquaq, j’étais déjà fasciné par l’univers minéral, cristallin, ces corps de matière inorganique, amorphe, constitutifs de l’écorce terrestre.
C’est la raison pour laquelle j’ai commencé mes classes de géomorphologue par des études de pétrographie à la faculté des Sciences de Paris.
J’ai donc entrepris un itinéraire anthropogéographique singulier commençant par, chose étrange… « Les éboulis ».
Pourquoi donc, dans les masses informes que sont les éboulis, on observe des systèmes ordonnés de pierres. Dans le Sahara, puis au Groenland, j’étudie et accumule les données et les correspondances. Il y a bien une énergie indomptable cachée dans la matière, une intelligence, une pression de la roche sous l’effet de la géocryologie et des glaces… L’éboulis est vivant…

La " pensée sauvage".
Cette intelligence est une mémoire sans cesse ravivée par l'enseignement des mythes, mais aussi un chuchotement des pierres, un bruissement. Si le chaman veut vivre sa force de médium, il s'assoit sur certaines pierres soigneusement choisies. Après une ascèse alimentaire, sexuelle, et une intériorisation intense, il se sent en lui des fulgurances qui peuvent se traduire par des transes et des visions. Le chaman interprète alors les sons qu'il traduit comme une langue inconnue de l'au-delà. Un message personnel qui lui est transmis de très très loin.

Qallunaak ou Inuk, un homme doit savoir faire face à toutes les situations : tuer, dépecer, coudre, s’orienter dans la nuit, la brume, la tempête … lutter sans relâche contre sa peur et sa solitude.

Il y a dix-mille ans, les terres des îles canadiennes, délestées du poids des glaciers en fonte, se sont-elles soulevées au-dessus du niveau de la mer, comme la terre d'Inglefield ? On appelle ça les "mouvements isostatiques".

Le vide s’approfondit d’autant plus en moi que, d’esprit très méthodique, j’ai repoussé jusqu’au printemps 1951, après la nuit polaire de trois mois, mon ambitieux programme de géomorphologie et de cartographie dans les déserts de la terre d’Inglefield…
En attendant, pendant l’hiver, du nord au sud du pays, il me faut procéder à la reconnaissance des hommes : démographie et généalogie…
Ce « programme » s’est figé dans ma pensée. Je m’y accroche comme à un talisman.
Alors me voici, tel un petit fonctionnaire zélé, condamné à observer, interroger, analyser ces fameux Inughuit dont j’ignore tout et qui, d’évidence, commencent à s’interroger sur moi.
– Qu’est-ce que cet adolescent vient faire ici ? Il est vraiment bizarre.
– Il a dit qu’il écoutait la pierre, les sables, la glace… Mais pourquoi ?
– Il est jeune et ne paraît pas savoir ce qu’il veut.
Je parle à peine un très élémentaire pidgin. Et je ne progresse guère… – Je… interroger… des questions… à vous… oui ?
Je doute désormais de moi-même.

- Qu'est-ce qu'il vient faire ici ?
- Sakaeunnguaq dit qu'il vient parler avec les pierres.
- Ah bon ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? (p. 35)

Les inuit ont une représentation de l 'Univers dont "l'amplitude dépasse de beaucoup les possibilités offertes par les organes habituels de la perception. Cette définition suppose donc l'existence d'autres récepteurs que les yeux, le nez, les oreilles, la langue et la peau. C'est ce qu'on appelle les perceptions dites extrasensorielles, qui ne sont que des perceptions suprasensorielles, c'est à dire accessibles aux organes sensitifs habituels mais superentraînés"