Ce matin, en regardant les livres sur mes étagères, je me disais qu'ils n'ont pas conscience de mon existence. Ils ne prennent vie que parce que je les ouvre et tourne leurs pages, et pourtant ils ne savent pas que je suis leur lecteur.
Il y a des livres que nous parcourons dans l'allégresse, oubliant chaque page lue sitôt tournée la suivante; d'autres que nous lisons avec révérence , sans les oser ni approuver ni contester; d'autres qui se bornent à nous renseigner et excluent d'avance nos commentaires; d'autres encore que, parce que nous les aimons si fort et depuis si longtemps , nous ne pouvons que répéter , mot à mot, car nous les connaissons, au sens propre, par cœur. Et il y en a beaucoup encore qui tiennent de tous ceux-là et qui, au lieu de susciter le silence (respectueux ou ravi), nous aiguillonnent, nous prennent aux épaules, exigent de nous que nous réagissions par une opinion, une réflexion, une question, un souvenir, un désir.
C'est curieux, cette façon dont un lecteur façonne son propre texte en remarquant certains mots, certains noms qui ont pour lui une signification privée, dont lui seul perçoit l'écho, et qui échappent à tous les autres.
La lecture est une conversation. Des fous se lancent dans des dialogues imaginaires dont ils entendent l'écho quelque part dans leur tête ; les lecteurs se lancent dans un dialogue similaire, provoqué par les mots sur une page. Si, le plus souvent, la réaction du lecteur n'est pas consignée, il arrive aussi qu'un lecteur éprouve le besoin de prendre un crayon et de répondre dans les marges d'un texte.
Nous lisons ce que nous avons envie de lire, pas ce que l'auteur a écrit.
Je me sens mal à l'aise quand j'ai chez moi des livres appartenant à quelqu'un d'autre. J'ai envie soit de les voler, soit de les renvoyer sans attendre. Un livre emprunté, c'est un peu comme un visiteur qui s'incruste. Les lire en sachant qu'ils ne sont pas à moi me donne l'impression d'une chose non terminée, qui ne procure qu'un demi plaisir. C'est vrai aussi des livres de bibliothèque.
" lorsqu'on a cessé d'aimer quelqu'un, on a l'impression qu'il est devenu un autre, même si c'est toujours la même personne." ( Sei Shônagon)
J'explore ma bibliothèque à la façon d'un homme qui retrouverait son pays natal après une absence de plusieurs années.
Sans doute est-ce pour cela que nous lisons, pour cela que dans les périodes de ténèbres nous revenons aux livres: afin de trouver des mots pour ce que nous savons déjà.
En espagnol, le mot signifiant attente, espera, a la même racine qu'espoir, esperanza. A propos de l'expression sala de espera (salle d'attente), Gide s'émerveille, dans son Journal:"Quelle belle langue que celle qui confond l'attente et l'espoir."