Citations sur La Bibliothèque, la nuit (65)
Comme la plupart des amours, l'amour des bibliothèques s'apprend. Nul ne peut savoir d'instinct lorsqu'il fait ses premiers pas dans une salle peuplée de livres, comment se comporter, ce qu'on attend de lui, ce qui est promis, ce qui est autorisé. On peut se sentir horrifié - face à ce fouillis, cette ampleur, ce silence, ce rappel moqueur de tout ce qu'on ne sait pas, cette surveillance - et un peu de cette sensation écrasante peut demeurer encore après qu'on a appris les rites et les conventions, qu'on se fait une idée de la géographie et que les indigènes se sont révélés amicaux.
[L’existence de toute bibliothèque] accorde [aux lecteurs] un aperçu, si secret ou distant soit-il, de l’intelligence d’autres êtres humains et leur offre une possibilité d’en savoir plus sur leur propre condition grâce aux récits engrangés à leur usage. Et, surtout, elle dit aux lecteurs que leur activité comporte la capacité de se rappeler, activement, à la suggestion de la page écrite, des moments choisis de l’expérience humaine.
(I- Un mythe, p.41)
Les arguments pratiques en faveur d'une telle démarche (la numérisation massive des livres) sont irréfutables. Quantité, rapidité, précision, disponibilité sur demande sont sans conteste importantes pour tout chercheur. Et la naissance d'une technologie nouvelle ne doit pas nécessairement signifier la mort d'une précédente. L'invention de la photographie n'a pas éliminé la peinture, elle l'a renouvelée et l'écran et le codex peuvent se nourrir l'un de l'autre et coexister en bonne intelligence sur la table du même lecteur.
Dans leur ombre, ma petite bibliothèque est un rappel de ces deux aspirations irréalisables -le désir de contenir toutes les langues de Babel et celui de posséder tous les volumes d'Alexandrie.
(I- Un mythe, p.31)
Toute bibliothèque est par définition un choix, et son envergure est par nécessité limitée. Tout choix en exclut un autre, celui qui n'a pas été fait. La lecture coexiste de toute éternité avec la censure.
Mais la nuit, quand les lampes sont allumées dans la bibliothèque, le monde extérieur disparaît et rien n’existe plus que cet espace empli de livres. A quelqu’un qui se tiendrait dehors, dans le jardin, la bibliothèque, la nuit, pourrait apparaître comme une sorte de grand vaisseau […] Dans l’obscurité, avec ses fenêtres éclairées et les rangées de livres qui luisent doucement, la bibliothèque est un espace clos, un univers autonome dont les règles prétendent remplacer ou traduire celles de l’univers informe du dehors.
(I- Un mythe, p.25)
Ensemble, la conservation électronique et la conservation matérielle des imprimés représentent pour une bibliothèque l'accomplissement d'au moins l'une de ses ambitions : être complète.
Alexandrie et ses lettrés, par contre, ne se sont jamais mépris sur la vraie nature du passé; ils savaient que le passé était la source d’un présent toujours en mouvement où de nouveaux lecteurs se plongent dans de vieux livres qui deviennent neufs en cours de lecture. Chaque lecteur existe afin d’assurer à un livre donné une modeste immortalité. La lecture est, en ce sens, un rituel de renaissance.
(I- Un mythe, p.39)
Rangée en fonction des sujets, par ordre d'importance, selon que le livre a été rédigé par Dieu ou par l'une de ses créatures, en ordre alphabétique ou numérique, ou encore selon la langue dans laquelle les ouvrages sont écrits, toute bibliothèque traduit le chaos des découvertes et de la création en un système structuré de hiérarchies ou en une profusion d'associations libres.
Au bout du compte, toute organisation est arbitraire.
(II- Un ordre, p.53)