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Critique de Fabinou7


Tonio Kröger ne veut pas être un bohémien dans sa verte roulotte. Il veut être droit, sérieux et simple.

Seulement le don de l'écriture s'abat sur lui comme une malédiction. Anathème maternel, par son sang latin, la mère de Tonio lui lègue ce goût pour « les aspirations douloureuses », la « mélancolique envie » avec une pointe de « dédain » et « une très chaste félicité ». C'est son père, Kröger qui incarne la bourgeoisie commerçante et héréditaire dont il faut tâcher de perpétrer la prospérité.

Par cette longue nouvelle que l'on a pu qualifier de « ballade en prose » le jeune Thomas Mann, futur Prix Nobel de littérature allemand entraine son lecteur dans l'intimité de ses questionnements initiatiques, torpeurs sensuelles et désarrois existentiels aux influences philosophiques et à l'essence biographique indéniable.

De Lübeck à Munich le personnage principal de Mann veut considérer la vie non pas seulement comme un matériau, une bûche pour le feu de sa plume, mais pour ce qu'elle est : il « aime la vie ». Cela n'est jamais bon signe pour un artiste, surtout en 1903 où décadents et symbolistes ne peuvent réussir une oeuvre si la mièvrerie de bons et vrais sentiments l'emporte sur la froideur qu'exige l'esthétique et la distance ironique que l'on doit sacrifier au style.

La clairvoyance de l'artiste peut le dégoûter des conventions sociales et être source de déception perpétuelle, quand la lassitude ironique à l'égard de toute vérité ne manquera pas d'occire le faible élan vers la vie de l'artiste. Cela n'est pas sans évoquer le Wang-Fô de Marguerite Yourcenar, peinture sans concession d'un artiste accompli qui « aimait l'image des choses mais pas les choses elles-mêmes. »

Ces réflexions fleuves sur l'art et la vie, sur l'inaptitude de l'artiste à vivre et l'incapacité des gens qui vivent à produire une oeuvre artistique sont abruptement rompues par l'interlocutrice de Tonio Kröger, Lisaveta Ivanovna, qui l'affuble d'un label précurseur de « bourgeois bohème » ou plus exactement un « bourgeois fourvoyé ».

Plus encore que la belle Ingeborg, le miroir renversé de Tonio Kröger est son ami d'enfance Hans. Hans, comme un leitmotiv de la vie qui ne se pose pas de questions sur elle-même, qui ne fait pas le tour des carrefours de l'introspection jusqu'à s'étourdir, qui jamais ne se désaxe, ne renie sa sensualité et ses pulsions. Tonio veut à la fois qu'Hans reste comme il est, différent de lui et malgré tout renouvelle sans cesse ses vaines et douloureuses tentatives pour l'arracher à ses imageries de chevaux et lui faire connaître les méandres du désespoir d'un Schiller ou autre tragédie lyrique, prétextes pour l'attirer à soi et ne faire qu'un, sans succès.

Ce sentiment de rejet, de différence sourde, secrète, c'est également le sentiment de l'auteur de « La Mort à Venise » face à sa propre homosexualité à une époque où l'Allemagne la réprouve. Les indices égrenés dans l'ouvrage sont remarquablement analysés par l'académicien Dominique Fernandez dans l'un des chapitres d' « Amants d'Apollon ».
Cela rend encore plus cruel le décalage entre Tonio et les autres hommes, son rapport à la femme, son rapport amoureux à Hans, et les remords que lui donnent sa vie de "débauche". Sous ce jour plus prosaïque, moins sibyllin (censure oblige) ce n'est évidemment pas sa seule vocation artistique qui l'éloigne du reste de la société et l'écriture n'est pas la seule « malédiction » à s'abattre sur lui.
A cet égard, l'épisode obscur pour le lecteur, où Tonio est arrêté par la police, ou encore l'allusion à un banquier poète en prison pour un motif brumeux deviennent sous la plume et le contexte de répression légale de l'époque dressé par Fernandez bien plus clair, « vous artistes, vous m'appelez un bourgeois, et les bourgeois sont tentés de me mettre en prison ».

« Aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible ». L'histoire du fils du consul Kröger est donc aussi le témoignage audacieux, largement inédit en 1903, mais appelé à se poursuivre, avec notamment l'élève Törless de Robert Musil en 1912, d'un mal-être homosexuel.
Ironie du sort, c'est le propre fils de Mann, Klaus, écrivain aussi, qui revendiquera une homosexualité que son père a lui toujours gardée dans la pénombre de ses équivoques littéraires.

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