Laurent Margantin, traducteur de Keist,
Novalis et Kafka, habite le romantisme allemand – l'inverse est vrai – mais où habite
Laurent Margantin ?
La réponse à cette question en boucle se trouve dans
Visions secondes, mais n'allez pas croire une seconde que
Laurent Margantin a des visions, car lorsqu'on réfléchit à ce titre,
Visions secondes, une multitude de sens afflue. Prendre « visions » et l'accoler à « secondes », chacun dans l'une ou l'autre de ses significations, donne le tournis – tout autant qu'une (vague) idée de ce que l'on va trouver dans ces brefs et incisifs récits. Incisifs coups de canifs dans la chair de la réalité. Que celle-ci appartienne à l'écrivain, l'auteur, ou au lecteur lambda, les coups portent, marquent, et laissent des traces – la marque indélébile des bonnes lectures, des lectures différentes – traces rêvées réelles, réellement rêvées, avec cette dose d'incertitude qui, justement, nous parle : nous avons tous, à un moment ou un autre, eu ces visions – consciemment ou non – visions fugaces mais tenaces par la cohérence de leur incohérence ; l'une venant contrebalancer l'autre jusqu'à faire partie intégrante de nous-même, de notre vécu.
Il n'est pas question ici de disséquer chacun des récits de
Visions secondes, leur forme nous en dissuade, mais qu'il soit permis d'allécher un instant à l'aide de quelques indices – une chose est sûre, ainsi qu'on l'a laissé entendre plus haut : chacun se retrouvera dans ces visions (premier indice, certes répété – martèlement qui ne s'adresse pas à tous mais s'avère nécessaire pour ceux du fond, oui, vous là-bas.)
L'employé à la poste d'un village perdu, les maisons sans murs, pluies d'oiseaux morts, l'ami toujours en partance, dictionnaire des pluies, raconteurs d'histoires, un monde sans objets, trop d'écrivains finissent toujours leurs phrases : autant de titres (et il y en a d'autres) qui, en eux-mêmes, parlent (deuxième indice), évoquent un univers oscillant entre conte et réalité, empreint d'une certaine poésie et, ainsi qu'on le découvre, dans lequel les récits vont « au-delà, là où personne ne va ». Vont ou reviennent. Car telle est leur structure, toute en glissements, pas chassés, dissolutions, réapparitions, parfois au sein de la même phrase – on y reviendra.
Alors oui, eu égard à ce qu'on a dit plus haut,
Laurent Margantin est tombé dans la marmite étant petit, il y a du romantisme allemand qui transpire de ces récits, on pense Kafka bien entendu – le plus, disons, connu.
Mais pas que.
Il y a du
Borges en
Laurent Margantin. le
Borges conteur, le fantastique à la
Borges et ses thématiques à savourer, un
Borges contemporain – quand bien même ce dernier n'a pas pris une ride, le relire suffit à s'en convaincre – Pluies d'oiseaux morts, Maisons sans murs et Flèques en sont quelques-uns des exemples.
Le paragraphe ci-dessus ne dira peut-être (certainement) rien à ceux du fond – oui, toujours vous, là-bas – aussi reviendra-t-on sur le style, la phrase (cf. supra – tout le monde suit ?)
Prenons le cas de Flèques (troisième indice) :
« comme une tache d'encre se propageant sur une feuille de buvard, ajoutait-il, fasciné par cette image, tache d'encre qui, après quelques instants pendant lesquels il avait observé son développement – car la tache s'agrandissait, se changeait en une véritable béance à même son genou – se révélait être un lieu ancien bien connu de lui, une pièce sombre où, enfant, il aimait non pas se cacher mais se réfugier (ainsi disait-il), pièce sombre qui était en même temps mansarde et grenier dans une grange, les deux lieux se mêlant dans cette vision, les deux lieux où il avait donc aimé se réfugier enfant, dans deux maisons différentes »
On assiste ici à un glissement, un pas chassé, une dissolution du présent dans le passé à travers une tache d'encre devenue pièce sombre : sous l'effet de la mémoire ou d'un Test de Rorschach ? (notons au passage la dualité de la vision, la seconde incluse dans la première – d'où le pluriel du titre du recueil ?)
De mémoire il est question quelques lignes plus bas, toujours dans le même Flèques :
« sous l'effet de l'écriture, la tache d'encre sur un point du corps apparaissait, ouvrant un abîme de la mémoire, abîme la plupart du temps composé d'un mélange d'images »
Gémellité, mélange, mémoire, certes, mais le conte, diront ceux du fond – ils se reconnaitront, d'autant plus que nous en étions au style… – où est le conte dans tout ça ?
Flèques est un conte – et c'est en cela qu'on pense à
Borges – la preuve :
« Comment aurais-je pu le croire un instant, lui, avec sa folie d'écriture, lorsqu'il me racontait qu'écrire faisait apparaître sur lui, chez lui à certains endroits de son corps de petites flèques (c'est ainsi qu'il disait dans son mauvais français) ».
Enfonçons le clou du conte avec Les maisons sans murs – et lisez bien le phrasé de
Laurent Margantin :
« Ceux qui n'y vivaient pas – de moins en moins nombreux – préféraient les croire abandonnées, d'ailleurs leurs murs à eux permettaient de ne pas y penser. Dans les maisons sans murs, il suffisait de soupirer pour ouvrir une porte, et de faire un mauvais rêve pour se croire chez soi. Faute de murs, il n'y avait pas de fenêtres, et les portes n'étaient que fictives (on les plaçait où on voulait, par exemple cachée des regards à l'arrière de la maison. »
Si après ça vous ne le lisez pas, ceux du fond inclus, c'est à désespérer.
Pour la bonne bouche, et les éventuels récalcitrants – s'il en reste – on ne résistera pas au plaisir de citer les derniers mots de L'ami toujours en partance :
« il pensait déjà au retour, et me prévenait très vite de son prochain départ pour une destination qu'il se choisirait dans les airs, là où il se sentait le plus concentré, le plus à l'aise aussi pour envisager son prochain voyage. »
Retour, puis départ – passé retourné au présent glissant vers le futur, et les
visions secondes en filigrane. Chacun fera comme il le souhaite, mais, pour ma part, je retourne auprès de
Laurent Margantin le conteur, m'asseoir…
À côté de lui
« J'aurais pu m'asseoir ailleurs, mais je me suis assis à côté de lui. Sans vraiment le voir, car il faisait sombre. Assis de profil à côté de lui, j'ai commencé à me taire, puis j'ai pris les devants en disant que j'aimais écouter les gens parler, que je pouvais les écouter longtemps, des heures et des heures, mais que cela ne me gênait absolument pas lorsqu'on se taisait, que je pouvais également parler pendant qu'on se taisait à côté de moi, parler longtemps, des heures et des heures, que cela ne me gênait absolument pas. Je lui ai dit aussi que je pouvais même dialoguer si on le souhaitait, que je pouvais parler de tout, vraiment de tout, que j'avais l'esprit ouvert, qu'aucun thème de conversation ne me rebutait, que je pouvais dialoguer des heures et des heures avec quelqu'un, même inconnu, que même dans cette semi-obscurité cela ne me gênait absolument pas. Et puis qu'est-ce que cela faisait, finalement, que nous soyons deux mannequins de bois abandonnés dans un atelier de peintre ? N'avions-nous pas droit à la parole nous aussi ? Et en quoi était-ce gênant que celui à côté duquel je m'étais assis ne fût que mon propre reflet dans le grand miroir du peintre ? N'avions-nous pas malgré tout le droit d'échanger quelques mots ensemble ? »
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