(...) Un souvenir gêne moins qu'une créature, quoique ce soit chose dévorante parfois qu'un souvenir.
La correction des sentiments est lente, désespérément graduelle. On s'y installe et il devient très difficile d'en sortir, on acquiert l'habitude de penser à quelqu'un à l'aide d'une pensée fixe et déterminée - on acquiert aussi celle de la désirer - et l'on ne sait y renoncer du jour au lendemain, ou durant des mois et des années, si longue peut être son adhérence.
Nous apprenons au fil du temps que ce qui nous semblait très grave finit un jour par nous paraître neutre, un fait seulement, une simple donnée. Que la personne sans qui nous ne pouvions vivre et pour qui nous ne dormions pas, sans qui nous ne concevions pas notre existence, des paroles et de la présence dont nous dépendions jour après jour, finira pas ne plus occuper une seule de nos pensées (...)
Le monde appartient tellement aux vivants et si peu aux morts en vérité - même s'ils restent tous dans la terre et sans doute sont-ils beaucoup plus nombreux - que ceux-là ont tendance à penser que la mort d'un être aimé leur est arrivée plus à eux qu'au défunt, qui l'a vraiment subie.
Elle l'attendit vingt minutes assisse à une table de restaurant, étonnée mais sans crainte, jusqu'à ce que le téléphone sonne et que son monde s'achève, et plus jamais elle ne l'attendit.
Je regardais ses lèvres tandis qu'il pérorait, je les regardais fixement et avec audace, je le crains, je me laissais bercer par ses paroles, et ne pouvais écarter les yeux du lieu d'où elles sortaient, comme si lui entier était une bouche à embrasser, de là procède l'abondance, de là surgit presque tout, ce qui nous persuade et ce qui nous séduit, ce qui nous pervertit et ce qui nous enchante, ce qui nous absorbe et ce qui nous convainc. "La bouche parle de la surabondance du coeur", lit-on quelque part dans la Bible.
- Tu n'as pas d'enfants ? me demanda-t-elle. Je fis non de la tête. Les enfants procurent beaucoup de joie et tout ce que l'on en dit, mais ils font aussi beaucoup de peine, tout le temps, et je ne crois pas que cela puisse changer, pas même lorsqu'ils seront grands, ce que l'on dit moins. Tu vois leur perplexité face aux choses et cela fait de la peine. Tu vois leur bonne volonté, lorsqu'ils ont envie d'aider et d'y mettre du leur et qu'ils n'y arrivent pas, et cela te fait aussi de la peine. Leur sérieux t'en fait, leurs plaisanteries élémentaires et leurs mensonges transparents t'en font, leurs désillusions comme leurs illusions, leurs attentes et leurs petites déceptions, leur naïveté, leur incompréhension, leurs questions si logiques, et même leurs mauvaises intentions éventuelles. Tu en as en pensant à tout ce qui leur reste à apprendre, au si long chemin sur lequel ils s'engagent et que personne ne peut faire pour eux, même s'il y a des siècles que nous le faisons et que nous ne voyons pas la nécessité pour tout un chacun qui naît de devoir recommencer depuis le début. Quel sens cela peut-il avoir que chacun passe, plus ou moins, par les mêmes épreuves et les mêmes découvertes éternellement ?
Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres.
Quel sens tout cela peut-il avoir si la fin de ce trajet me réserve le reniement et qu'on me dépouille de mon identité, de ma mémoire et de tout ce qui m'est arrivé après ma mort.
Tout peut arriver, tout peut avoir lieu, et chacun de nous en a plus ou moins conscience, c'est pourquoi rares sont ceux qui renoncent à leur grand dessein --- même s'il reste en sommeil, va et vient ---, bien sûr pour ceux qui en ont un et ils ne sont jamais assez nombreux pour saturer le monde de confrontations et de détermination sans faille.