Longtemps méprisé parce que d'apparence naïve et échappant à tout contrôle d'une rationalité qui finit par tourner à vide, ce savoir populaire est pourtant l'authentique mémoire d'une humanité qui se cherche à travers ses épreuves, ses doutes, ses espoirs et ses angoisses. Ce qu'on a appelé le folklore, et qu'il est préférable de nommer «savoir populaire», est peut-être à l'heure présente la seule façon qu'ont les femmes et les hommes de retrouver leur identité à travers une civilisation technologique qui les méprise et les rabaisse au rang d'exécutants passifs.
Il faut reconnaître que cette occultation de l'apport celtique est due en grande partie au fait que les Celtes, pour diverses raisons, n'ont pas laissé de documents écrits, du moins avant l'âge d'or du monachisme irlandais, donc à une époque relativement tardive. Mais la principale caractéristique de la civilisation celtique était d'être orale. Et c'est une tradition orale qui a traversé les siècles, transmise de génération en génération, et qui se retrouve encore actuellement dans l'immense domaine des contes populaires, cela dans toute l'Europe, et plus particulièrement dans les régions où l'implantation celtique a été la plus forte.
À l'aube du troisième millénaire, voué à d'intenses bouleversements de tous ordres, il devient urgent d'entreprendre cette quête d'identité. Quelle que soit notre origine, nous avons tous une filiation, et celle-ci non seulement nous explique, mais elle nous justifie : si, dans ce qu'on appelle le «concert des nations», chaque participant n'apporte pas sa propre spécificité, toute tentative d'unification risque de demeurer une construction vide et sans âme. C'est d'une subtile synthèse de différences que naît une authentique civilisation.
Il n'est question, aujourd'hui, que de «faire l'Europe». Or, l'Europe n'est plus à faire puisqu'elle existe depuis plus de deux millénaires. Il s'agit seulement d'en faire surgir les composantes, lesquelles avaient été longtemps ignorées, pour ne pas dire méprisées. On a trop mis l'accent sur le rôle exclusif de la source gréco-latine de la civilisation occidentale, en effet, et cela au détriment de toutes les autres sources, pourtant bien réelles, qui ont contribué à nourrir d'innombrables générations en quête de savoir. Et parmi celles-ci, la source celtique n'est pas des moindres, puisque, vers le Ve siècle avant notre ère, les peuples qu'on appelle les Celtes occupaient une grande partie de l'Europe et y ont laissé des traces durables, tant sur le terrain que dans les esprits.
Le patrimoine culturel de l'humanité est ce qui rattache celle-ci à ses origines et à son destin, mais son extrême diversité est le témoignage le plus probant que l'être humain est à la charnière de la création universelle. Dans quelle mesure ? Nous n'en savons rien : tout ce que l'on peut dire, c'est que chaque respiration, chaque geste, chaque pensée sont autant de degrés parcourus sur la mystérieuse échelle qui va de la terre au ciel et du fini à l'infini. Ce patrimoine, qu'on pourrait aussi bien appeler «matrimoine» pour rendre hommage à la Terre-Mère, c'est la Mémoire de l'humanité, parcellisée et dispersée, mais qui, par cela même, en a acquis plus de richesse et de puissance. Car le paradoxe veut que plus une chose est complexe, plus elle est capable d'engendrer du nouveau, «enfer ou ciel, qu'importe !» comme avait dit superbement Baudelaire en une sorte de délire prophétique.
Or, cette Mémoire de l'humanité n'est qu'une accumulation de données, d'informations recueillies au cours des millénaires, et qu'il convient donc d'activer, d'actualiser, d'incarner en quelque sorte à chaque génération. Et si la connaissance officielle, largement répandue dans les écoles et les universités, est une base essentielle pour toute recherche ultérieure, il n'en reste pas moins vrai que le savoir populaire, sous-jacent et marginal parce que bien souvent diffusé par voie orale, fait partie intégrante de ce patrimoine culturel. Il en est même l'âme : il réunit en lu ? tout ce que l'expérience et la réflexion ont apporté à l'esprit humain depuis que celui-ci a pris conscience de son existence.
Le cœur empli de joie, Kenneth se précipita. Les lueurs de l'aube étincelaient maintenant sur toute la terre. Kenneth dévora du regard la jeune fille qui lui tendait les bras. Mais il s'arrêta net, figé par la stupeur : Riona avait les cheveux blancs comme une neige dans la prairie, un matin d'hiver.
– Enfin ! s'écria Riona, enfin te voici mon bien-aimé ! Après trente années d'attente dans les pires angoisses !
À ces paroles, Kenneth faillit s'évanouir. Tout à coup il se sentit faible et misérable, tel un vieillard qui peut à peine marcher. Il tendit les bras et murmura :
– Riona ! Riona ! comment est-ce possible ?
Ils pleurèrent longtemps dans les bras l'un de l'autre. S'ils avaient vieilli, leur amour était toujours ardent.