Pour faire de la bonne littérature, il faut aimer ses personnages, même les plus haïssables.
Elle ne se rappelait plus depuis combien de temps elle les craignait. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne. Elle se revoyait à six ans, ravie parce qu’une « grande » de CM1 l’avait prise sous sa protection. Pourtant elle n’était pas battue, pas même harcelée. Alors de quoi fallait-il être protégée ?
Elle craignait la cruauté des autres – physique mais surtout mentale. Aujourd’hui encore. Elle ne comprendrait jamais ceux qui n’ont pas peur, ceux qui n’y pensent pas, ceux qui ont confiance. Derrière chaque visage, elle imaginait l’abîme de noirceur. La main de celui qui appuie sur le bouton pour déclencher la décharge électrique dans l’expérience de Milgram. Quelle confiance ? Confiance en quoi, si n’importe qui, soumis à un ordre, est prêt à vous torturer jusqu’à la mort ? Depuis la découverte de la Solution finale, de Dachau, d’Auschwitz, de Buchenwald, de Ravensbrück, de Belzec, de Sobibor, de Treblinka, qui pouvait encore croire en l’humanité ? Une espèce qui non seulement massacre toutes les autres mais se détruit elle-même doit être évitée à tout prix. Il ne s’agit pas de cultiver son jardin, mais d’y dresser des murs, des barricades, pour se mettre à l’abri.
Aucune bête aussi féroce. Aucun animal plus cruel.
Le verbe « emmerder » réveilla tout à fait Alex de sa stupeur. C’était lui, c’était vraiment lui. Elle l’avait vu à la télévision, elle se rappelait ses célèbres envolées contre « les connards de tout poil et autres abrutis congénitaux ». Ce registre familier, parfois vulgaire, en contraste avec le style lyrique et sobre de ses romans.
Elle fixa son attention sur ses mains, ses ongles rongés, la façon si particulière qu'il avait de tenir le pied de son verre de rosé, comme si ce n'était pas lui qui tenait le verre mais bien le verre qui le soutenait. Charles Berrier n'était ni ivre ni même éméché. Alex apprendrait au fil des jours que c'était sa façon habituelle de se saisir des choses et des êtres, de les étreindre comme si sa vie en dépendait.
Quand ils s’étaient rencontrés, elle avait dix-neuf ans. Elle en aurait quarante dans quelques jours et elle n’imaginait pas comment elle avait vécu ou aurait pu vivre sans lui. Elle aimait la monotonie du quotidien, les bonheurs minuscules, les moments où l’habitude abolissait l’angoisse. Quiconque eût interprété cet amour comme une forme de résignation serait passé à côté de l’essentiel. Certains jours, Alex aimait Antoine avec exaltation. »
« En temps normal, Antoine déposait les filles à l’école en se rendant à Nantes, au lycée Clemenceau où il enseignait. Dans la mesure du possible, Alex évitait les interactions avec l’école, les parents d’élèves, le personnel enseignant, qui l’effrayaient tout particulièrement. Sa scolarité, du primaire au lycée, ne lui avait laissé que des souvenirs de combats et de cruauté. On la disait trop sensible.
Ses filles semblaient mieux armées qu’elle pour affronter cet univers brutal. Elle préférait néanmoins ne pas être témoin des conflits quotidiens auxquels elles se livraient et qu’Alex trouvait insurmontables.
Elle aimait la monotonie du quotidien, les bonheurs minuscules, les moments où l’habitude abolissait l’angoisse. Quiconque eût interprété cet amour comme une forme de résignation serait passé à côté de l’essentiel. Certains jours, Alex aimait Antoine avec exaltation.
L´humour n´a pas de goût, ni bon ni mauvais. Bientôt, on ne pourra plus rire dans ce pays.
Quand ils s’étaient rencontrés, elle avait dix-neuf ans. Elle en aurait quarante dans quelques jours et elle n’imaginait pas comment elle avait vécu ou aurait pu vivre sans lui. Elle aimait la monotonie du quotidien, les bonheurs minuscules, les moments où l’habitude abolissait l’angoisse. Quiconque eût interprété cet amour comme une forme de résignation serait passé à côté de l’essentiel.
Pour faire de la bonne littérature, il faut aimer ses personnages, même les plus haïssables.
Berrier lâcha les poignets d'Alex pour tirer sur son pantalon. L'autre en elle, la brutale, serra fort la pierre dans sa main et frappa l'écrivain à la tête. Il ne desserrait pas son étreinte. Elle frappa à nouveau. Une fois, deux fois, jusqu'à ce qu'elle sentît enfin les mains de l'homme relâcher leur étau.
Dans un étrange mouvement d'abandon, il bascula en arrière. Livrant son corps gigantesque aux étoiles, à l'herbe tendre et aux ténèbres.