Du domaine des murmures -
Carole Martinez – roman – nrf -Gallimard
Carole Martinez nous accompagne au château des Murmures, « suspendu au-dessus d'un océan de bois et de la Loue qui léchait la falaise », afin d'écouter « les voix liquides des femmes oubliées ».
Celle qui apostrophe le lecteur se définit comme Esclarmonde: « l'ombre qui cause, la vierge des Murmures ». Désireuse de lui relater son destin de « sacrifiée, d'emmurée », elle invite son lecteur à « se couler dans ses contes » et tisse une complicité inattendue avec son interlocuteur( « Toi qui écoutes, imagine... ». Elle lui livre une troublante et bouleversante confession.
Elle brosse un auto- portrait à couper le souffle. Cette jouvencelle de quinze ans, d'une beauté irradiante( « visage d'albâtre, peau diaphane ») , ne fascinait pas uniquement son père « petit seigneur mais grand chevalier ».« Sa merveilleuse alouette aux ailes coupées » devint « l'ingrate », ayant osé cracher un NON le jour de ses noces , refusant cet époux imposé sans son consentement. Ainsi , elle faisait savoir clairement sa volonté de se consacrer à Dieu, son père spirituel, n'hésitant pas à se sectionner l'oreille. L'irruption d'un agneau sema la confusion. Que pouvait-elle attendre de ce père qu'elle avait « trahi, sali, déshonoré »?sinon de la haine.
Accueillie dans sa cellule par le Christ,elle retrouva « sa lumière inouïe ». Elle,« l'immobile, la prophétesse », recevait maintes visites de pèlerins et leur dispensait sa foi. La rumeur se répand dès la naissance miraculeuse d' Elzéar, ce « cadeau divin »très vite baptisé. Esclarmonde n'avait-elle pas été agressée et violée par un individu aviné? Comment cet enfant va-t-il pouvoir se construire, sans traumatisme, en alternant la vie dans le reclusoir de sa mère ,au confort spartiate, et ses évasions , ivre de liberté? La révélation du géniteur et le contenu du message du repentant envoyé à Esclarmonde génère un rebondissement retentissant. Va-t-elle absoudre le repenti?
L'épilogue tient en haleine:« les lèvres chaudes de Lothaire » vont-elles réveiller celle dont « le coeur s'échauffait au son de sa musique »?
Dans ce roman , l'auteur souligne la folie des hommes qui «n'a cessé de chambouler»les vies.
Elle explore la relation fusionnelle père/fille. Elle met en exergue l'amour maternel qui unit Esclarmonde à son fils Elzéar, leur rituel des retrouvailles, tableau attendrissant de vierge à l'enfant. Ce qui rendra d'autant plus douloureuse leur séparation, «un arrachement,un déchirement qui vrille les entrailles ». Violence et douceur se côtoient. Comment ne pas être révulsé d'horreur par l'exaction du père sur le poupon? Ne s'accuse-t-il pas de «bonne brute, lui brisé par sa faute»?
Carole Martinez déploie sa plume poétique , contrastant avec la barbarie des massacres des croisés, pour évoquer la rivière: « ce cours d'eau voilé par endroits d'algues lascives, qui avait brasillé sous la lune d'un étrange éclat vert ». Ou la fraise : « petite perle écarlate,une hostie végétale ». Pour magnifier la beauté du rosier ou de l'érable « déroulant ses rinceaux ».
Elle se fait peintre paysagiste quand Esclarmonde s'abîme dans la contemplation de cette nature environnante dont elle a choisi de se couper, embrassant du regard « les vagues de collines hérissées d'arbres ondulant l'horizon ».Elle nous laisse percevoir les cris de la Dame verte, le galop d'un cheval, la vièle de Lothaire, le ménestrel éconduit et les chants de « la recluse » au point d'y succomber.
Carole Martinez nous baigne dans l'époque médiévale, avec ses seigneurs, serfs et vassaux, l'emploi de termes guerriers ( trébuchet, mangonneaux) , vestimentaires( bliaut),ou autres( manse, mesnie).
Elle nous rappelle que c'est une période où les bâtisseurs édifient « des cathédrales, fleurs de pierre ». Elle crée cet univers irréel du conte, en empruntant aux légendes et traditions , comme « les relevailles ou la fête des Brandons ».Son écriture raffinée charme.
Carole Martinez poursuit son travail minutieux de broderie, avec «la tapisserie mille-fleurs,la prière brodée sur le drap », en laissant « un espace blanc à broder », avec ce clerc « qui accumulait les secrets avant de coudre les bouches », thème récurrent, cher à l'auteur qui tisse son fil d''Agnès' et tricote ainsi son oeuvre.
Le lecteur , envoûté par cette voix d'outre tombe, qui vient de lui retracer sa vie d'anachorète, ressent aussi cette sensation d' enfermement, de claustrophobie. La voix s'est tue, l'auteur nous libère de ce huis clos et nous conduit à la chapelle aux vitraux brisés pour nous signaler la plaque commémorative, en souvenir de cette féministe avant l'heure, ayant refusé la soumission. Ne dédie-t-elle pas son livre à Frasquita Carasco, l'héroïne du Coeur cousu? Si Esclarmonde semblait oubliée aux Murmures, la romancière a su la ressusciter par cette histoire. Comme cette mère qui ne pouvait se résoudre à se séparer de son fils, le lecteur a du mal à se détacher de ce récit.
Carole Martinez confirme son prodigieux talent de conteuse, et sait « embobeliner » son lecteur.