Prix Goncourt des Lycéens 2011
ISBN : 9782070450497
Il est rassurant de se dire que des lycéens de cette décennie massacrée sont malgré tout capables, par leur seul instinct de lecteurs et l'émotion qu'ils laissent parler dans leur coeur, d'accorder "leur" Prix Goncourt à un roman que les deux frères n'auraient certes pas renié. Qu'ils en soient ici remerciés. ;o)
Pour moi, je veux voir avant tout dans leur choix un espoir, une lueur timide mais résolue à l'horizon de notre littérature et aussi à l'horizon de l'univers des Lecteurs qui, un jour, prendront la place qui est la nôtre actuellement. Une merveilleuse étoile au zénith de sa beauté ; un joyau en apparence discret dont l'amateur, ravi, découvre l'éclatante beauté au milieu de tout un lot de pierres bouffies de suffisance mais qui ne révèlent, leur prix reçu (car figurez-vous qu'ils en reçoivent aussi, des Prix, ces lamentables cailloux ), que le vide nombrilesque des marchands de verroterie ; un style qui court, bondit, ondule, avec fluidité, puissance et la certitude de son Destin, comme les eaux vertes - l'éternelle couleur des fées - de cette Loue du Jura qu'il évoque si souvent ; toute une époque - la fin du XIIème siècle - qui se recrée sous nos yeux, mot à mot, pierre par pierre, avec le déroutant destin d'Esclarmonde, damoiselle des Murmures, laquelle préféra se couper l'oreille au jour de ses noces avec un homme qu'elle n'aimait pas et se placer ainsi sous la protection de l'Eglise, seule capable de passer outre l'autorité paternelle et familiale pour l'autoriser à se cloîtrer dans une toute petite pièce, accotée aux flancs d'une chapelle encore à bâtir. Elle devait y entrer vierge et y prendre Dieu pour époux. Elle devait aussi, entre ces quatre murs si resserrés (quatorze pas de long en large), y prier pour les malheureux sans nombre qu'abritait son monde - et que continue à abriter le nôtre. Elle ne devait vivre que pour Dieu et en Dieu. Certes, elle acceptait d'entrer vivante dans sa tombe mais en le faisant, et c'est là l'un des nombreux paradoxes de cette époque à la Foi si vive, si étonnante, si poignante, si cruelle aussi, elle acquérait une forme de liberté que jamais, fille, épouse et mère, elle ne fût parvenue à gagner.
A mots posés, dans un récit aussi poétique que le souffle du vent de sud-ouest quand il embrasse au printemps les grands arbres qui revivent et les timides pâquerettes qui étirent leurs premiers pétales, Esclarmonde conte au lecteur son histoire, faite de joies, petites et grandes, mais aussi d'étranges malheurs comme le viol dont elle est victime au matin même où elle doit devenir officiellement recluse, sa Foi qui la protège de la Révélation jusqu'au moment où elle ne peut plus se dissimuler que, en entrant en clôture, elle a emmené avec elle une vie encore bien minuscule mais qui ne l'avait pas demandé, puis son immense amour envers cet enfant qu'elle a cependant la meilleure raison de maudire, la confiance que son coeur noble place tout d'abord en la miséricorde du père de l'enfant, la folie meurtrière de celui-ci, et puis toute cette fantastique histoire que les gens du coin comme les pèlerins qui viennent la voir, tous si simples, et qui aiment tant "leur" Recluse parce qu'elle ne les juge jamais et les renvoie toujours avec de bons conseils et des paroles de consolation, façonnent autour de ce poupon aux paumes désormais percées.
Esclarmonde nous conte aussi bien d'autres choses. Elle nous parle en femme, mais avant tout en être humain et aussi en âme qui veille sur le domaine des Murmures et ceux qui y passent, un domaine que les siècles n'ont pas épargné. Elle nous parle tandis que Bérangère, la servante au grand coeur et toujours vêtue de vert - la couleur des fées, répétons-le encore - est devenue pour sa part la gardienne de cette Loue où, jadis, elle trouva la mort avec son amant, le brave et courageux Martin, et que Gauvin, le merveilleux, l'extraordinaire destrier à la robe plus pure que neige, revenu depuis bien longtemps de la Croisade contre Saladdin, galope, le jour, la nuit, peu importe, faisant frémir un paysage où il est libre à jamais, et s'en va brouter dans le cimetière oublié des herbes qu'il est seul à apercevoir.
Pas une seule fois, Esclarmonde ne juge ce qu'il nous reste de foi et de croyances. Elle a elle-même vécu le Doute et elle sait désormais, et depuis près de neuf siècles, que, si la Foi demeure, Dieu, s'Il revêt diverses formes et nous conduit parfois sur des chemins bien périlleux, où nous n'entendons plus Sa voix, sait toujours ce qu'Il fait - et aussi combien de temps nous sommes capables de supporter Son désespérant, Son écrasant, Son bienveillant silence. Esclarmonde nous sourit, comme elle sourit à Dieu même si Celui-ci lui a demandé, plutôt que de rejoindre les âmes de celles et ceux qui furent les siens, de rester dans cet "entre-mondes", à conter et reconter l'histoire de sa vie afin que le flambeau se transmette, ce flambeau qui appartient aussi bien à notre Dieu judéo-chrétien qu'aux esprits de la Terre et des Eaux, ce flambeau qui englobe le cosmos tout entier et au-delà - ce flambeau qui, insoucieux de nos manières de prier et de nos disputes byzantines et trop souvent sanglantes autour de telle ou telle religion, se nomme tout simplement Foi, et rien d'autre.
Dans cette superbe histoire, à la fois réaliste et mystique, c'est le meilleur d'elle-même qu'a su placer
Carole Martinez, accomplissant le miracle d'éveiller du même coup ce qui dort de meilleur en ses lecteurs. Nul prêchi-prêcha, nulle jérémiade inutile, nul radotage sur les "épreuves" qu'est censé nous imposer Dieu parce qu'Il nous aime : rien que la Foi, une Foi inébranlable en l'Âme et en ce qui, quel qu'il soit, se trouve à son origine. "Tout a un sens," nous assure Esclarmonde avant de nous adresser un gracieux petit au revoir de la main et de retourner à ses Murmures.
Tout a un sens et, au plus sombre de la peur, n'ayez pas peur. Vous êtes bien plus forts que vous ne pouvez l'imaginer. Pour moi, tel restera à jamais le sens de "
Du Domaine des Murmures."
Et maintenant, si vous le voulez bien, faisons silence et ouvrez ce livre. Si vous ne l'avez encore jamais lu, sachez que le Grand Dieu Thôt, au fin profil d'ibis avisé, s'apprête à répandre aujourd'hui sur vous Sa fabuleuse et antique bénédiction. ;o)