Tu sais, j'aurais voulu savoir te raconter la couleur et le grain qui agite l'océan au moment du coucher, avec ce bruit si particulier du ressac, juste pour étonner ton regard... pour y surprendre cet étonnement que je crois ne lui avoir jamais vu...
Elle, déjà, que j'ai aimée en toi et que j'ai reconnue plus tard, à travers les visages que j'ai photographiés, dans les mines défaites, croisées dans la poussière de ces routes qui poussaient toutes seules, sous les pieds des milliers de gens qui les faisaient sortir de terre en écrasant des pousses rachitiques de maïs ou de blé.
Mais il était si tard quand je me suis rendu compte que comprendre était pire qu'accepter.
Tu voulais que vivre ce soit connaître le monde.
Et puis, ça compte, ce que tu as écrit : comment chaque jour tu as vu l’humanité rouler dans la poussière et dans la guerre – les cris et la famine, des paysages de carte postale et des gamins échoués sur les plages blanches de Floride, le ventre gonflé d’eau de mer et de vieux rêves de boissons sucrées.
E. – Et pourtant, à ta façon, tu n’as jamais été aussi présent ici, avec moi, que pendant toutes ces années où tu n’étais pas là.
- (...) De quoi aurais-je bien pu avoir peur ? .... Ici les mouches finissent agglutinées sur le rouleau collant au dessus de la table de la cuisine....
- Vieillir ne t'a pas fait peur non plus ?
- Chaque année venait pour me soulager de la précédente. Toi, il a fallu que tu partes à cause de cette peur que tu avais de ne pas être libre et utile .....Tu as tellement lutté pour dépasser cet effroi...
- Que veux tu savoir ?
- L'ennui.... ou même, la peur de l'ennui ? Ce que tu redoutais pour nous, qu'est-ce que c'était ? Que tout s'écroue petit à petit? Que , quoi, les choses s'affadissent et finissent comme on les a vues tant de fois chez les autres?... Avec tellement d'habitudes dans le regard que c'est à peine s'ils avaient le courage de voir leur vie s'enfoncer chaque jour un peu plus dans l'indifférence ou la haine ? Nous aussi, nous avons eu peur de ça....